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Laurent Ducastel Ecrivain
1 septembre 2014

CLAUDIA

Soudain, être flic fut au-dessus de ses forces. Brutalement, cette vie qu’elle s’était choisie la prenait à la gorge. Pourtant, Claudia Kayumba n’était pas dans une mauvaise passe. Son cœur battait pour un homme et elle avait ce nouveau poste à Aix, une ville où elle avait toujours désiré vivre. Mais cet après-midi-là, sans préavis, il lui fut impossible d’aller plus loin. C’était un sentiment surgit d’on ne sait où mais qui balayait tout sur son passage. Un sentiment qu’on ne surpassait pas et qui vous clouait sur place. C’était comme si son monde s’écroulait sur elle, sans raison particulière, avec au fond, ce désir incontrôlable de fuite. Il était dix-sept heures trente, elle aurait dû être en route pour le commissariat. En route pour une nouvelle nuit au front. Mais Claudia resta un long moment prostrée sur son canapé orange, sans comprendre. Vide, perdue. Toutefois, l’abattement n’était pas dans son tempérament. Il fallait qu’elle réagisse. Claudia sut instinctivement qu’elle n’avait pas le choix. Sans réfléchir plus avant, dans une attitude immédiate de survie, elle avait jeté quelques affaires dans un sac de sport, fait le plein de sa voiture et prit la route de la banlieue parisienne.

 Il pleuvait dru sur le matin quand elle arriva sur le périf’ déjà saturé. A la porte de Bagnolet, elle s’engagea sur l’autoroute A3, puis sur l’A15 : Retour en banlieue nord. Claudia eut la très curieuse impression d’entrer sur son territoire, celui qui l’avait vu grandir. Sa peau, son nom indiquait que ses origines étaient ailleurs, mais elle, en son cœur, venait de là. Claudia voulait faire le point, savoir où elle en était. Elle appela son chéri, lui expliquant sommairement la situation. Il parut comprendre et l’encouragea même à prendre son temps. Mais, pouvait-il vraiment saisir les doutes qui l’habitaient alors que lui-même était flic ?  Pour l’heure, la jeune femme n’avait plus qu’un seul but: S’occuper un peu d’elle. 

 

Elle trouva une place, gara sa voiture et fila droit sur son immeuble. Par chance, elle n’avait encore rendu les clés de son appart. En réalité, même si cela n’avait aucun sens financièrement, Claudia trouvait qu’il était encore trop tôt pour le faire. Aix, c’était bien beau, mais elle savait d’instinct que rompre avec la banlieue qui l’avait vu grandir ne serait pas si facile. Son programme de la journée était simple. Elle allait s’offrit un moment de calme, de réflexion, De retour chez elle, dans son minuscule logement au quatrième étage, elle boirait un autre café avant d’envisager le futur. Claudia était donc parfaitement détendue quand elle entendit pour la première fois les cris. L’immense dalle de béton qui liait les immeubles était vierge de présence humaine et la jeune femme continua son chemin comme si de rien n’était. Il faut expliquer que la conception du lieu, le rendait propice à une très forte résonance qui amplifiait démesurément les bruits de la rue. Ce qui faisait dire aux habitants du quartier que si quelqu’un tapait des mains au centre de la dalle, tous les immeubles applaudissaient. Jusqu’au sixième étage, il n’était d’ailleurs pas possible d’écouter la télé, la fenêtre ouverte. Pour Claudia, qui sous-louait ce logement à une vieille copine compréhensive, cela n’était pas vraiment un problème, tout juste une gêne dont elle s’accommodait faute de mieux.  Régulièrement, la mairie disait en avoir conscience et étudier des solutions… Seulement voilà dix-huit ans, qu’elle réfléchissait.

Les cris revinrent quand elle entra dans son hall. Brefs, saccadés. La jeune femme, par réflexe, jeta un coup d’œil circulaire. En vain. Ce matin-là, le soleil faisait de beaux efforts pour supplanter les derniers morceaux d’hiver qui stagnaient dans le ciel. De retour chez elle, Claudia ouvrit la fenêtre de sa cuisine pour aérer pendant qu’elle terminait son café en scrutant, tranquillement, l’horizon bétonné. Et c’est là qu’elle les vit.

 

Au début, elle pensa que c’était encore des jeunes qui rentraient sur le matin d’une soirée trop arrosée. En fait, il s’agissait d’un couple qui courait sur la dalle. La fille hurlait en levant les bras. Du quatrième étage où Claudia vivait, elle aurait tout aussi bien pu rire. L’homme, un grand échalas dégingandé qui tenait à la main un sac de femme en cuir gris clair, lui donnait la chasse en s’arrêtant à intervalles réguliers pour reprendre un souffle qu’il avait visiblement très court. Il avait l’air d’un couple d’amoureux pour qui le reste du monde n’existait pas. Elle pensa instinctivement à Jules et Jim de Truffaut, au sourire libre et vivant de Jeanne Moreau, à ce bonheur insensé qui inondait l’image et débordait du cadre. Il lui semblait que c’est ce qu’elle voyait sur la dalle. Certes, ils étaient moins beaux, avaient l’air passablement éméchés, mais il y avait de la vie entre eux. Et là, l’espace d’un instant, Claudia se mit à les envier. L’espace d’un instant seulement. Car le bruit du boulevard se fit soudainement moins dense et elle comprit distinctement ce que la fille disait. Lui, il était assis sur les marches qui descendaient au bowling. Son regard semblait fixer le vide avec intensité quand elle s’approcha de lui, tignasse orange en bataille et robe de soirée fatiguée par les excès de la nuit. 

-          Va te faire foutre, mon vieux, vociféra-t-elle mauvaise, sûre, trop sûre d’être hors de portée.

 

Alors qu’il paraissait inerte une seconde auparavant, l’homme déplia d’un bond son immense silhouette longiligne. Et avant qu’elle n’ait le temps de reprendre sa respiration, il lui colla une droite terrible qui la cueillit à la base de la pommette, juste sous l’œil. La tête de la femme fit un quart de tour sur elle-même dans l’air avant de s’écrouler lourdement sur le béton. De son quatrième étage, Claudia sentit la pression monter en flèche, sans délais aucun. Elle se précipita sur son arme de service qu’elle avait conservé, puis fonça jusqu’à l’ascenseur. Par chance, il était encore à son étage. Elle appuya sur la touche 0, trouva le temps de la descente infini. Enfin, la cabine se cala au rez-de-chaussée dans ce bruit métallique si caractéristique. Claudia enfonça la porte du hall et se rua sur la dalle. Pour la trouver… Vide ! Le couple avait disparu. En bon flic de terrain qu’elle n’avait pas cessé d’être, la jeune femme inspecta les alentours. Rien. Ils s’étaient volatilisés. Par acquis de conscience, elle refit un tour complet de la dalle.

C’est alors que les cris reprirent. Etouffés, cette fois, comme entravés. Les sens de Claudia se mirent illico en alerte maximum. Elle longea les voitures, passa la barrière rouge et blanche qui barrait l’accès au parking souterrain. Les cris s’amplifiaient à mesure qu’elle avançait. La tension semblait à son comble, elle touchait au but. Soudain, elle les découvrit, dans la descente du local à poubelle. La fille était à terre sur le bitume glacé, l’homme à genoux sur elle lui immobilisait les bras avec ses jambes. Vu son visage, il l’avait déjà sévèrement corrigé et s’apprêtait à passer au stade au-dessus. Lentement, il avait fait glisser sa ceinture le long des passants. Visiblement, la femme savait ce qui l’attendait. Elle restait figée, tétanisée. D’un geste assuré, il l’avait enroulé autour de sa main droite, prenant soin au passage de la faire claquer dans l’air. Le bras était à présent dressé vers le ciel dans un geste à la théâtralité plutôt mal venue quand Claudia se décida à intervenir :

-          Je serai toi, je ne ferai pas ça.

-          Mais t’es pas moi, alors t’es gentille, tu vas torcher tes chiares et tu te casses vite fait.

-          Ecoute-moi. Je crois que tu lui as assez donné la fessé, maintenant. Tu ne vois pas qu’elle a son compte.

-          Qu’est-ce t’en sais ? Elle a la peau dure cette morue.

-          J’en sais que ce je suis officier de police, lui balança-t-elle instinctivement, et que si tu ne la lâches pas immédiatement, je vais devoir intervenir physiquement.

-          Intervenir physiquement ? Dit-il en se retournant vers elle dans un sourire ironique. Hé ! regarde-toi connasse, tu pèses pas plus de cinquante kilos et tu viens me frimer la tronche !   

-          Je serai toi je me fierai pas aux apparences. Tu sais ce que dit mon père ?

-          J’m’en tape de ton vieux.

-          T’as tort, c’est un homme plein de sagesse. Mon père, il dit que depuis que les Chinois ont inventé la poudre, il n’y a plus d’homme fort.

-          Eh bien, quand j’t’aurais dérouillé, tu pourras lui dire ce que t’en penses de sa sagesse.

 

Il se releva prestement et lui fit face. Son visage était marqué, ses traits tirés sous sa barbe de trois jours. Cependant, il demeurait d’une souplesse déconcertante. Sûr de son fait, il s’avança vers Claudia. Mais avant qu’il n’ait pu faire un deuxième pas, il se trouva face à face avec son arme de service. Comme toutes les gauchères, Claudia avait des réflexes d’une rapidité accrue. En une fraction de seconde, elle avait dégainé, fait sauter le cran de sécurité sur la gauche de l’arme et s’était mise en position de tir.

-          Pas un pas de plus. C’est ma dernière sommation.

-          Qu’est-ce que c’est que ces conneries ?

-          Je crois que tu n’as pas compris. T’es en état d’arrestation.

-          En état d’arrestation ! Et pis quoi encore ? Vous allez pas me coffrer pour une petite torgnole de rien du tout.

-          Parce que t’appelles ça une petite torgnole de rien du tout !! Qu’est-ce que ce serait si tu l’avais dérouillé alors ? De toute façon, il n’y a pas de petite torgnole. T’as pas à lever la main sur qui que ce soit, un point c’est tout. Alors, colle-toi contre le mur, bras et jambes écartés et tiens-toi tranquille jusqu’à l’arrivée de la patrouille.

-          Toi, si je te retrouve, maugréa-t-il dans un souffle en s’exécutant. 

-          Ne me menace pas, n’aggrave pas ton cas.

 

Alors, tentant le tout pour le tout, l’homme se retourna si brusquement que Claudia en fut toute surprise. L’homme se rua sur elle, en lui harponnant le bras droit si fort qu’il lui sembla que ses doigts pénétraient sa chair. Il n’était plus qu’à quelques centimètres de son visage. Si près qu’elle pouvait respirer son haleine chargée. La jeune femme tenta de garder son calme. Si elle cédait à la panique, elle savait qu’elle était perdue. L’homme essaya de lui asséner un méchant coup de tête qu’elle évita de justesse.  Ce faisant, elle réussit à se dégager partiellement. Alors, avec toute la violence dont elle était capable, Claudia écrasa la base de la crosse de son Sig Sauer sur le nez de son agresseur qui explosa littéralement sous l’impact. L’effet fut immédiat. L’homme tomba à genoux, tenant son visage entre ses mains qui déjà s’emplissaient de sang. La douleur tordait plus encore sa face ignoble, tandis que le contour de ses yeux se noircissait visiblement.

-          Alors l’homme fort, le tigre du salon, tu fais moins le fier maintenant, lui lança-t-elle pour lâcher un peu de lest à la colère qui inondait ses veines.

 

Mais, il ne se donna même pas la peine de répondre, tout entier centré qu’il était sur sa souffrance. Toujours l’arme au poing, Claudia se recula jusqu’à la victime. Elle avait repris connaissance et éprouvait, à présent, elle-aussi les affres de la douleur. Son visage fatigué était largement tuméfié. Suffisamment pour que Claudia juge plus prudent d’appeler les secours en vue de la faire hospitaliser. Bientôt, les renforts de la police locale furent sur les lieux suivant de peu les pompiers. Sur le brancard qui la montait dans l’ambulance, la femme prit la main de sa sauveuse et la lui serra très fort.

-          Merci pour tout, lui murmura-t-elle avec le peu de forces qu’il lui restait.

-          Ne vous inquiétez pas, tout ira bien maintenant. On va faire ce qu’il faut pour lui passer l’envie de recommencer. Vous devriez en profiter pour aller voir ailleurs si l’herbe est plus verte.

-          Vous avez raison. Je vais y penser. Je ne veux plus jamais revoir ce connard…

-          Il y a longtemps que vous êtes ensembles ?

-          Trois ans.

-          Et il vous a toujours battu ?

-          Non. Il a même été un ange… avant….

 

L’ambulance l’emporta cependant que Claudia comprit qu’elle n’en avait pas encore fini avec la police. Dans cette histoire, le lieutenant Kayumba avait repris le pas sur Claudia. Dans l’urgence, il n’y avait pas eu de place pour le doute. Flic, elle était, flic, elle resterait. Elle rangea son arme dans son étui et appela le Commissaire pour lui signifier qu’elle serait bientôt de retour. Dans la journée, elle appela ses collègues pour savoir où en était le dossier proprement dit. Et là, la réponse l’atterra.

-          Nul part, déclara l’officier de service. Il n’est nulle part le dossier.

-          Comment ça il n’est nulle part ?

-          La p’tite dame a refusé de porter plainte.

-          C’est parce qu’elle était sous le choc.

-          Non, non ! Elle a dit qu’elle ne désirait pas qu’il y ait de suites à cette histoire.

-          C’est pas croyable, souffla Claudia estomaquée.

 

La vie reprit son cours. Un semaine s’écoula, puis deux. Claudia qui avait repris sa place dans la police, avait presque chassé de sa mémoire cette histoire quand elle les croisa au petit supermarché du quartier, un samedi matin en faisant ses courses. Au début, elle n’en crut pas ses yeux. Ils étaient bras dessus bras dessous. Elle, langoureusement appuyée sur l’épaule de son adonis, amoureuse comme au premier jour, le dévorant des yeux comme une ado éperdue. Lui, panier remplit de bières bon marché, paradant fièrement avec son nez en vrac, comme s’il était un dérisoire monarque de la picole urbaine. Claudia hésita un moment sur la conduite à tenir. Devait-elle leur demander des comptes ? Après tout, elle avait elle-aussi pris des risques dans cette histoire. Finalement, la jeune femme préféra s’éclipser en douce derrière les rayons pour ne pas qu’il la surprenne, en se disant que parfois, l’amour pouvait prendre des voies qu’elle ne comprendrait décidément jamais. Mais était-ce vraiment encore de l’amour ?

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