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Laurent Ducastel Ecrivain
29 janvier 2018

BAISER LE SYSTEME

-          S’il y a bien un truc dont je suis sûr, c’est que le boulot, c’est pour les caves. Moi, les mecs, ce que je veux, c’est baiser le système !

Terry avait lâché ça un soir de fête, alors qu’il n’avait pas seize ans et déjà un casier prometteur. Tandis que nous étions tous affalés, chargés à bloc à la mauvaise bière, au whisky volé et à la Marie-Jeanne de compète, il s’était levé et avait fait cette déclaration de foi sur un ton un brin péremptoire. Les autres avaient pris ça pour de la frime habituelle et les vannes avaient fusées. Mais, moi qui avait été élevé avec lui, je voyais dans son regard, un éclat qui disait qu’il ne plaisantait pas le moins du monde. Et la suite allait prouver que j’avais raison.

Alors que notre petite bande n’allait pas tarder à partir en vrille dans les grandes largeurs, certains pour la morgue, d’autres pour des séjours en centrale à répétition, lui réussit à passer miraculeusement entre les gouttes. La rumeur mit cela sur le compte d’un instinct hors du commun, voire sur une baraka toute aussi extraordinaire. Voilà qui lui valut un moment dans le quartier, un début de légende que lui enviait bien des lascars. Car, les faits étaient là, bien tangibles. Terry s’en tirait tout le temps, quand bien même, il fut pris dans un mauvais braquo, dans une petite station-service de Picardie.

Ce devait être un coup tranquille, vite fait. On entre, on braque, on sort, et à nous les vacances était le plan initial. Il n’avait rien d’exceptionnel. On appelait même ce genre de plan, un "Cinq Minutes de Frayeur". Terry en avait déjà un certain nombre à son actif. Seulement, ce jour-là, rien ne se passa comme prévu. Et son insouciance s’écrasa de plein fouet contre une voiture de gendarmerie qui venait en sens inverse, alors que lui et son comparse prenaient la fuite, leur forfait commis.

Comment la voiture de patrouille de la gendarmerie s’était-elle retrouvée là si vite ? Le caissier avait-il une alarme sourde ? Toutes ces questions allaient rester en suspens pour l’éternité.

Le complice du jour de Terry s’appelait Bruno. Les deux ne se connaissaient que depuis deux semaines à peine. C’était seulement la troisième fois qu’ils partaient en virée ensemble. Bruno était un paysan barré et fier à bras qui picolait son ennui, un fou de moto-cross qui commettait là son premier délit. Rien n’avait été prémédité. Terry avait lancé l’idée en passant devant et l’autre, passablement ivre et voulant montrer à son pote de la Courneuve qu’il en avait dans le froc avait dit : Banco ! Moins de vingt-cinq  minutes plus tard, il était déclaré mort. Lors du choc, il fut projeté au travers du pare-brise, eut la colonne fracturée et ne survécut pas au transfert.

Les gendarmes étaient issus d’une petite brigade de campagne qui, à l’époque encore, en ce milieu des années 80, n’était pas familière avec ce genre de violence. Elle géra l’évènement comme elle put : approximativement. Ce qui explique selon toute probabilité la légèreté avec laquelle Terry fut traité. Dans l’accident, il était mal tombé et s’était fracturé le bras gauche. Transporté aux urgences, on l’enferma dans une pièce aveugle où débordé, on l’oublia.  Dans la panique, il n’avait pas été interrogé, et personne n’avait même songé à lui demander son nom. Quand, au bout de deux longues heures, un interne asiatique se pointa pour le plâtrer, Terry cru qu’il était perdu. Avec ses antécédents, cette fois, il allait plonger.

Mais, sa bonne étoile n’allait pas l’abandonner au milieu du gué comme tant d’autres. Le hasard voulut que l’interne ait une âme de redresseur de tort. Le genre qui n’hésiterait pas à faire payer cash à sa façon ces petits salopards de banlieue. Lors de l’examen et de la radio, le jeune médecin chercha donc délibérément à lui faire mal. Terry, pour qui prendre des coups était comme une seconde nature, serra les dents et encaissa. La douleur se répandait comme un poison dans son corps entier. Pas assez profond cependant pour lui faire perdre la tête. Dans l’action, l’interne, qui ne semblait pas très au fait des énergumènes de l’acabit de Terry, négligea quelque peu ses arrières. Mal lui en prit. Il mettait la dernière main au plâtre quand Terry, voyant son attention se relâcher, lui asséna par surprise une droite pleine de rage qui sécha net le médecin. Celui-ci tenta bien de se relever mais, d’un coup de pied leste, Terry termina le travail. Des années à jouer au foot dans les terrains vagues lui avait donné, disons, une certaine dextérité en la matière.

L’interne désormais aux abonnés absents, il n’eut qu’à prendre les clés qui trainaient sur la table, ouvrir puis refermer à double tour la porte et filer directement à la gare de Soisson. Un peu plus d’une heure plus tard, il roulait vers Paris. Sitôt rentré à la Courneuve,  il plia ses affaires et avec le maigre pécule du braquage, qu’il avait pris soin de conserver, se paya un billet pour le Maroc où il resta huit mois. Le temps de l’oubli. 

L’épopée marocaine fut là encore épique.  Parti par les airs, il rentra par le bateau, les valises pleines de produits psychotropes de haute qualité. Voilà qui dans un premier temps, lui permit de se remettre à flot, puis dans un second, de monter un petit bizness très lucratif, tout en restant sous la ligne de flottaison. Car, contrairement aux autres zonards grands crus, Terry veillait dorénavant à ne pas se faire remarquer. Et il respectait cette ligne de conduite jusqu’aux limites de la parano.

Mais, paradoxalement, cette discrétion nouvelle, en étonna plus d’un. A commencer par les flics. Eux-aussi aussi furent surpris par cette nouvelle attitude après une si longue absence de la part d’un jeune qu’ils serraient régulièrement depuis l’adolescence. Aussi, sous prétexte d’un banal contrôle, ils le cuisinèrent à toutes les sauces. Les questions « impromptues » cinglaient en rafale. Gardant son sang-froid, Terry leur servit une soupe du genre je suis rangé maintenant, je cherche du boulot, mais… je n’en trouve pas. Les flics ne furent pas dupes. Toutefois, ils finirent par lui lâcher la bride. Quand le break Renault s’éloigna, sirènes hurlantes,  Terry respira un grand coup. Pas une question sur Soisson. Rien, pas même une allusion. L’affaire semblait passée à l’as. Cependant, ce contrôle lui laissa un arrière-goût pour le moins amer. Le soir, seul dans sa piaule, Terry se mit à cogiter. Certes, l’orage s’éloignait, mais il devenait évident qu’avec son passé, il ne serait jamais bien loin.  Et l’idée d’en finir, d’une façon ou d’une autre avec la Courneuve commença  peu à peu à germer.

Elle trouva sa concrétisation quelques mois plus tard, presque par hasard.

 Je ne sais plus très bien comment il s’était retrouvé à fourguer dans les beaux quartiers, dans les soirées huppées. Toujours est-il que c’est dans l’une d’entre-elle qu’il rencontra une jeune héritière un peu paumée. Sa baraka étant encore à l’œuvre, la demoiselle tomba raide dingue de lui et comme dans un roman à l’eau de rose de Barbara Cartland, elle l’épousa. Du jour au lendemain et sans un regret, ni un regard en arrière, Terry trancha dans le vif. Il déserta la Seine St Denis pour le Lot et Garonne. Il planta la rue, les potes, le bizness et tout le reste pour démarrer une nouvelle vie. Une plus douce, plus bourgeoise aussi.

Puis, les années passèrent comme des comètes dans la voie lactée.

 Infirmière, sa femme ouvrit un cabinet, lui fit deux enfants dont il s’occupa avec un vrai dévouement qui en aurait surpris plus d’un. L’ex-racaille était devenue un père de famille. Certes pas tout à fait modèle quand même. Car jamais, il ne travailla.  Il donnait bien la main ici ou là, quand sa belle-famille avait besoin de lui. Mais d’emploi, il ne fut jamais question. Pas réellement en tout cas.

Son beau-père lui proposa à maintes reprises d’entrer dans sa florissante société et d’autres que lui se seraient jetés sur cette proposition, disons-le, assez inespérée vu son passé. Mais pas Terry. Lui se bornait à cultiver son jardin et son herbe, s’occuper de ses enfants et point barre. Sa colère de jeunesse, issue de la rue se mua en anarchisme de salon de province, donneur de leçon voire moralisateur à la petite semaine. Dans la bibliothèque familiale, il avait trouvé de quoi combler les lacunes qu’il avait accumulées depuis qu’il avait fait un passage express au collège. Il s’initia à la philosophie, s’épris de Voltaire et de Jules Vallès et passa de NTM à Léo Ferré avec la même conviction.  

Mais de sa vie, il ne fit rien d’autre.

Certains soirs, quand le soleil se couchait sur son corps de ferme, et caressait au loin les grands arbres, tranquille sur sa terrasse, fumant un petit joint, il se disait que oui, il l’avait bel et bien baisé le système.

Enfin, jusqu’à ce qu’il atteigne ses quarante-cinq ans.

Maintenant, ses enfants étaient devenus des ados, ils n’avaient plus besoin de lui comme avant. Terry avait beau prendre ses grands airs détachés, il sentait confusément que la terre se dérobait sous ses pieds, par petites touches sournoises.  Pourtant, il s’entêta comme si de rien n’était. Empêtré jusqu’au cou dans sa nonchalance, il ne vit pas le décalage, ni les contradictions entre son discours et sa condition d’homme finalement entretenu. Il ignora tous les signaux avec cette même inconscience qu’il lui avait tant réussie. Terry ne vit pas que le regard de ses fils sur lui avait changé. Il se croyait intouchable, hors d’atteinte, toujours un peu bravache, l’homme qui avait baisé le système. Mais la réalité était tout autre. Dans le cœur de ses fils, l’image du père se consumait.

Totalement désœuvré, désocialisé, Terry avait peu à peu, sans s’en rendre compte, rompu les amarres avec le monde extérieur. Même sa femme peinait à l’atteindre encore. C’était un lent naufrage.

Et puis, un samedi soir, la digue s’était rompu.

Son fils ainé traversait une période plus difficile au lycée, comme tous les ados de son âge en connaissent. Ce soir-là, au lieu de le rassurer, au lieu de l’écouter, il lui sortit sa meilleure logorrhée alcoolico-moralisatrice. Satisfait de lui-même, il ne sentit pas venir la déferlante :

-          Mais qui t’es toi pour me faire la morale ? lui balança son fils sur un ton sec et tranchant.

-          Ton père, voilà ce que je suis.

-          Bah, tu vois, je crois que ça va plus suffire désormais.

-          Comment ça, ça ne va plus suffire ?

-          Lâche-moi et va cuver ta bière et tes pétards, comme d’hab’

-          Je t’interdis de dire ça, t’as compris ?

-          Tu ne m’interdis rien du tout.  Non, mais regarde-toi ! T’es vautré sur ce putain de canapé, défoncé du matin au soir ! Tu trouves que ça le fait ? Franchement ? Tous les pères de mes potes, ils font des trucs, ils ont des boulots, des passions, une vie quoi ! Et toi, Papa, qu’est-ce t’as fait de ta vie ?

-          T’occupes pas, moi, j’en ai rien à foutre de la réussite sociale, tu piges ?

-          C’est facile de dire ça quand on vit au crochet des autres !

-          Si j’avais voulu, j’aurai pu devenir…

-          Rien du tout, oui ! le coupa net son fils. T’es là à nous chier ta morale, à ressasser ton aigreur, mais t’as jamais rien voulu foutre !

-          Nous, les mecs de banlieue, personne ne nous laisse de la place.

-          Arrête tes conneries Papa. Ici, tu l’as eu ta chance et qu’est-ce que t’as construit ? Qu’est-ce que tu vas laisser derrière toi ?

-          Toi et ton frère, voilà ce que je vais laisser derrière.

-          Non, je ne te parle pas de ça, c’est trop facile, non ? Tu sais aussi bien que moi que c’est à la portée de n’importe quel abruti d’avoir des enfants. Non, Papa, je parle de ta vie d’homme. Qu’est-ce que tu en as fait, à part bousiller la vie de Maman ?

-          …

-          La réponse est claire pourtant : Rien. Nada. Alors, je vais te dire, à partir d’aujourd’hui, tes conseils et ta morale à la con, comme t’aimes si bien le dire, éh bien tu peux te les mettre où je pense.

  Terry se tourna vers sa femme, en un mouvement lent, comme si le film tournait à présent au ralentit. Il chercha dans son regard un soutien, un appui. Mais, dans ses yeux, il ne trouva que des larmes et une tristesse insondable. Une tristesse qui disait la souffrance silencieuse et l’abnégation d’un amour en charpie. Et il sut que plus rien ne serait désormais comme avant.

Oui, pendant toutes ces années, Terry avait cru baiser le système en beauté. Mais, le système avait joué la montre et, sur la distance, il avait fini par prendre sa revanche.

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Commentaires
L
Triste et tellement vrai.... Ne pas se croire au dessus de tout quand on n'a rien fait pour y arriver
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