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Laurent Ducastel Ecrivain
3 octobre 2016

LE CHAMPIONNAT INVISIBLE

À dire vrai, personne n’a jamais réellement su comment il s’appelait. Tout ce que les gens savaient sur son compte était qu’il avait été boxeur, et ça son visage le disait pour lui, mais surtout qu’il picolait sec. Certains racontaient que dans une autre vie, il avait été un grand champion. Peut-être y avait-il un fond de vérité là-dedans? Cependant, pour tous, il n’était que le clodo qui vivait dans sa cabane en bois déglinguée et crasseuse à la lisière de la ville.

        Jadis, ça avait été un coin tranquille, mais, la croissance démographique aidant, de nouveaux quartiers sortant de terre, on avait percé juste devant chez lui, une nouvelle et large avenue qui reliait les quartiers neufs, l’autoroute et le centre-ville historique. Voilà, comment notre homme s’était retrouvé aux premières loges de la mutation communale. À cette époque, il n’y avait pas de rond-point comme maintenant, mais un feu rouge interminable où, aux heures de pointe, les voitures s’entassaient.

Tout aurait pu en rester là, si après avoir tutoyé quelques bouteilles de mauvais vins, ce n’était l’occasion pour notre boxeur de renouer avec le public. Un public captif, certes versatile et pas vraiment coopératif, mais un public quand même. Car, il faut expliquer qu’une fois que l’alcool lui chauffait les sangs, notre homme avait une propension prononcée à faire un retour au temps de sa splendeur. C’était comme si le passé se ramenait d’un coup. Comme si les années et les blessures qu’elles charriaient s’effaçaient brusquement. Le vent soufflait à nouveau dans les voiles. Les amarres qui le reliaient au monde se coupaient et chaque fois, c’était une nouvelle chance de repartir à la conquête du titre qui s’offrait à lui. Seulement à présent, ce n’était plus au palais des sports que ça se tenait, mais juste devant chez lui, sur le petit tremplin d’herbe qui le séparait de la nouvelle avenue.

        Dorénavant, il n’y avait plus de vestiaire puant et crasseux. Non, à présent c’est du fond de sa cabane, qu’il se préparait. Et tant au niveau odeur qu’au niveau crasse, il n’avait visiblement pas perdu au change. Échauffement en règle, rotation du tronc, flexion, mise en condition des muscles qu’il avait encre fort développés, puis de nouveau un peu de picole au goulot, pour se donner du cœur à l’ouvrage. Ensuite, l’immuable cérémonial continuait : il enroulait, tant bien que mal, autour de ses larges mains, ses bandes qui, avec le temps, avaient fini par s’élimer et devenir grises. En dernier lieu, il enfilait par dessus une espèce de collant noir, un antique short bleu délavé, désormais beaucoup trop petit pour lui. Il restait à accrocher dehors, sur un vieux pan de mur,  un polochon plein de sable, tellement sale que ses fibres, elles-mêmes, avaient oublié leur couleur d’origine.

     Maintenant, dans sa tête, il pouvait à nouveau entendre au loin les clameurs de la foule qui scandait son nom. Et Bon Dieu, c’était une ambiance du tonnerre. Il faut dire qu’aujourd’hui, il se sentait prêt comme jamais. Ses mains n’étaient plus que deux enclumes d’acier prêtes à pulvériser celui qui se mettrait en travers, de son chemin. Ça n’allait pas être un combat, ça allait être un massacre. Chacune des cellules de son corps le lui murmurait : le titre était à portée de main. Alors, tonitruant, il tombait son tee-shirt, laissant apparaitre un large torse grisonnant qui surplombait un ventre conséquent, fruit d’années d’ivrognerie acharnée, et là, quel que soit le temps, qu’il neige, qu’il vente, qu’il fasse un soleil de plomb, le combat pouvait avoir lieu.

   À ce stade, son entraineur, un rital à l’accent impossible, finissait toujours par pointer le bout de son nez. Il l’abrutissait comme trente ans auparavant, en débitant en rafale ses conneries de conseils à la noix qu’il connaissait par cœur, dans une bouillie italo-franco-argotique qu’il avait renoncé à décrypter depuis longtemps. Voilà vingt ans que ce vieux mal embouché bouffait les pissenlits par la racine dans sa Lombardie natale, mais fallait toujours qu’il soit de retour quand le championnat se mettait en branle. Et même mort, il était toujours aussi chiant. La foule, elle, hurlait, en délire. Elle attendait, à fleur de peau, l’arrivée du héros. Dans un geste théâtral qu’il avait répété mille fois, il leva les bras vers le ciel, et fit une entrée fracassante, sous l’œil médusé des automobilistes arrêtés au feu tricolore. Comment ces braves gens qui rentraient paisiblement du boulot auraient pu deviner que se jouait là, sous leurs yeux ébahis, un authentique championnat de portée internationale ? Comment auraient-ils pu voir l’arbitre ? Comment auraient-ils pu savoir que c’était invariablement un petit chauve au regard torve et à la fine moustache ?

    Mais, pour l’heure, notre boxeur n’en avait cure. Il avait d’autres préoccupations beaucoup plus importantes. Car, à l’autre bout du ring, se tenait le challenger pour le titre. Il se dressait tout en muscle, un faciès à faire peur, fier et plein d’une morgue qu’il faudrait lui faire ravaler. Lui aussi, c’était toujours le même. Une brute épaisse. Un polonais arraché aux mines du Nord. Ce salopard avait trente ans de retard, mais après une bonne journée de picole, il finissait toujours par l’attendre avec son regard mauvais dans un coin du ring.

      Comme venu de nulle part, le gong retentit soudain. Net et brutal. C’était parti pour quinze reprises de trois minutes. Quinze rounds pour mettre le challenger au pas, ce ne serait pas de trop. Il s’avança au centre du ring imaginaire, tourna autour du polochon, bien campé sur ses jambes. C’était un round d’approche, un round pour prendre la mesure de l’adversaire, selon la consigne du Lombard. Et puis soudain, on entrait dans le vif du sujet : gauche, droite, uppercut, jab du gauche, les coups portaient. Le vieux se disait qu’il en avait encore drôlement sous le pied tandis que son adversaire semblait avoir les jambes en fonte. Plus vraiment véloce le polak. Tiens, goute donc mon crochet du gauche. Tu l’aimes ? En revoilà un autre. Plus les minutes passaient, plus il s’enhardissait. Par deux fois, il passa son enchainement fétiche dans un flou artistique qui déclencherait à coups sûrs les lazzis des intégristes du noble art. Qu’importe ! C’était comme à la parade, le vieux sentait que le Polak était à sa pogne. Mais voilà qu’emporté par son élan, notre homme se mit à ne plus entendre le gong. Les reprises se mirent à durer une éternité, tandis que son public se renouvelait toutes les trois minutes, au rythme du feu tricolore. Le polochon polonais encaissait grave. Certes, il n’était pas vif. Mais, il n’était pas du genre à se coucher pour autant. Finalement, au terme d’un temps indéfini et variable, c’était l’apothéose : le ring semblait devenir infini et notre boxeur titubait en frappant dans le vide de toutes ses forces, jurant comme un beau diable, avant de s’écrouler de tout son saoul dans la gadoue du ring de fortune. La victoire ? Il s’en foutait. Quand l’arbitre annoncerait les scores, il y a bien longtemps qu’il aurait quitté la salle, bien longtemps qu’il aurait éteint la lumière.

       Forcément avec le temps, le championnat a fini par baisser d’intensité. Mais, après tout quoi de plus normal ? Vous en connaissez beaucoup, vous, des champions qui montent tous les jours sur le ring pour le titre ? Au bout d’un moment, les clameurs du public s’étaient faites de plus en plus lointaines, s’enfonçant progressivement dans un épais brouillard. Le Polak lui aussi avait fini par déserter le ring. Peut-être après tout qu’il était lassé de devoir prendre une raclée tous les soirs. Même son vieil emmerdeur d’entraineur avait jeté l’éponge. Désormais, il ne faisait plus le voyage depuis sa Lombardie. C’est vrai avec le temps, le vent s’était mis à souffler moins fort. Maintenant, le plus souvent, il s’endormait, K.O dans les vestiaires avant que le combat ne démarre. De temps à autre, il y avait encore un peu de gite, mais plus assez pour monter sur le ring. Non, il se contentait d’insulter copieusement les automobilistes qui avaient pris goût à ce qui, au fil des mois, était devenu une véritable attraction locale. Eh oui, le public aussi n’était plus ce qu’il était.

      Et puis un jour plus rien. Plus personne. Peu de temps après, Les services de la ville ont nettoyé la cabane ouverte aux vents et désormais, c’est un espace vert minuscule, dérisoire et inutile. Je ne sais même pas pourquoi presque trente ans après, ce vieux grigou est revenu chatouiller ma mémoire. Peut-être que le ring des étoiles a, lui-aussi, fini par devenir trop petit ? 

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