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Laurent Ducastel Ecrivain
24 novembre 2005

CINQ MINUTES ET QUELQUE…

Il y avait beaucoup de monde dans le RER vers six heures du soir. D’habitude, je m’arrange toujours pour ne pas avoir à prendre les transports en commun aux heures de pointes. Mais là, j’avais un rendez-vous important et donc pas moyen de faire autrement. Pour ne pas changer, les quais étaient noirs de monde. Certain rêvassaient pendant que d’autre tournaient et viraient nerveusement tel des fauves en cages. Tous à un moment ou à un autre avaient posé les yeux sur l’immense pendule qui coupait le quai en deux parts égales. Et puis soudain, après une interminable attente d’environs cinq ou six minutes, voilà le RER et ses wagons bondés qui font une entrée tonitruante dans la station. Chacun se jette alors sur les portes en un bloc compact qui rend la descente des passagers d’autant plus difficile que personne ne s’écarte. Enfin le dernier occupant s’extirpe tant bien que mal du wagon. Pour la foule du quai, c’est le signal invisible qui précipite l’invasion. Là, l’espace d’un instant, nous régressons tous sans nous poser de question. Il faut monter coûte que coûte. Des milliers d’années d’évolutions ne font pas long feu face à un tel enjeu. Alors on sert les dents. On joue du coude. On bouscule, on est bousculé. Au passage, on râle, on ronchonne, on s’invective dans une cohue indescriptible. Tout ça pour finir compressé dans un coin de la rame entre un parfum bon marché et une eau de toilette pour homme sensée rendre les filles ivres de désirs.

Je n’y suis pas depuis plus de quinze secondes, qu’un type se colle à moi laissant traîner son parapluie mouillé le long de mes jambes. Ce qui fait qu’en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, j’ai tout le coté droit de mon pantalon trempé. Vous imaginez facilement le tableau. Je suis en retard, stressé à mort par l’importance de l’enjeu qui m’attend à quatre stations d’ici et me voilà avec la jambe droite baignant dans son jus. Inutile de vous dire que ce n'est pas le genre de chose propice à me mettre d’humeur badine. Pendant ce temps-là, deux jeunes femmes, ignorant tout de ma détresse soudaine, profitent du tunnel pour s’admirer sur les vitres. Cependant que la plus petite remet de l’ordre dans sa coiffure mis à mal par la pluie. La plus grande lui raconte son week-end comme s’il s’agissait d’une aventure tellement extraordinaire qu’il faut sur-le-champ que tout le wagon en profite. Comme elle n’omet aucun détail, il me semble qu’en quelques instants je n’ignore plus rien de son existence, intimité comprise. Mais déjà nous sommes à la station suivante. Le wagon se vide comme un énorme poumon avant de se remplir aussitôt.

Là, juste avant que ne retentisse l’ignoble sonnerie indiquant le départ. Une grande brune, poussé par une foule enragée du désir de rentrer chez elle au plus vite, se trouve littéralement propulser dans ma direction. Emporter par son élan, elle atterrit directement sur mes chaussures, écrasant sans ménagement les orteils qui s’y trouvent. Comme je ne veux pas avoir l’air d’un râleur patenté et aussi un peu par fierté, il faut le dire, je fais celui qui n’a rien sentit ou si peu. Alors qu’en fait, j’ai l’impression que mes doigts de pieds chéris ont fusionné avec mes chaussettes et mes semelles dans un fatras d’os, de sueur, de sang et de douleur mêlés. Confuse, la demoiselle s’excuse en rougissant légèrement, ce qui à pour effet d’annihiler sans délais toute colère éventuelle de ma part.

Pour être sûr de me mettre totalement dans sa poche, voilà qu’elle me tend un sourire. Auquel, bien sur, je m’empresse de répondre, en espérant secrètement ne pas avoir l’air d’un crétin. D’un autre coté, il est si rare de nos jours que les gens vous sourient pour ne pas sauter sur l’occasion quand elle se présente.

Juste à cet instant, les portes du RER se sont refermées et nous avons plongé dans un tunnel noir et puant, collé les uns aux autres dans cette espèce de silence formel qui règne dans les transports et qui, personnellement, m’a toujours mis mal à l’aise. Mais voici qu’encore nos regards se croisent et que la fille, sans retenue, me tend à nouveau son sourire. Mon dieu, comme elle est émouvante. Si pleine de cette grâce fragile qu’elle tente de préserver dans la tourmente des heures de pointes, un jour de pluie. Je la regarde s’accrocher à la rampe avec cette classe imprécise qui, c’est sûr, ne peut appartenir qu’à elle. N’ayant momentanément rien d’autre à faire, j’imagine un peu ce que serait ma vie si elle partageait. Je nous vois déambulant dans les boutiques main dans la main, flânant nonchalamment sur les boulevards, réglant dans de grands éclats de rires les mille et un détails de la vie quotidienne. J’imagine notre intérieur dans cette maison immense où nous vivons désormais. Elle, si pleine de goût et d’idée venue d’ailleurs, pestant gentiment contre mon bureau où évidemment règne un capharnaüm sans pareil. J’imagine les livres que j’écrirais sous sa solaire influence. Car plus question de chômage, de précarité, ni d’emploi dégradant. Fini d’être un nul qui se fait honte à lui-même. Fini le gris ! Fini le noir ! C’est un univers de couleurs chatoyantes qui sert d’écrin à notre histoire. Fini les lendemains qui suintent chaque jour un peu plus la dérive. Fini la rage de l’échec qui vous vrille les tripes les nuits où le sommeil ne vient pas. Fini le vent du nord qui vous glace le sang ! A présent, c’est un vent dense et chaud du sud qui souffle sur nos existences. C’est la vie dans sa grande largeur qui est de retour. Je suis un écrivain et rien d’autre. Le matin de bonne heure nous traînons sur la plage. Sa tête posée sur mon épaule, blotti dans son épais pull-over blanc, elle passe sa main dans ses cheveux qui lui tombent en cascade dans le dos. Je sens son parfum m’envahir jusqu’au plus profond de l’âme. La journée qui commence promet d’être radieuse. Qu’importe la météo, la bourse et même le reste du monde. Rien ne semble pouvoir nous atteindre aujourd’hui. Nous sommes si parfaitement heureux que c’en est presque trop. Le soir, parfois, nos amis envahissent la maison pour des soirées inoubliables où nous refaisons le monde à notre image : Simple et sincère.

Mais voilà qu’il est tard. Voilà que la lumière se fait plus tamisée. Que ses vêtements glissent le long de sa peau soyeuse découvrant ses seins un peu lourds. Un silence tranquille court à travers la maison vide. C’est alors que m’assaillent tout un tas d’idées tout à fait inavouables. La douceur de sa peau mate tendue sous la lune complice comme une invitation au vertige. L’ivresse des profondeurs, les portes de l’Eden semblent à porter de main. C’est maintenant que la vie se transcende et… qu’elle arrive à destination !

Car, c’est sans préavis le retour brutal à la réalité : Les lumières violentes au néon de la station nous brûlent les yeux. Les portes du wagon s’ouvrent. En un soupir, elle est sur le quai. Je la regarde se noyer dans la masse emporter par une foule anonyme qui l’éloigne inexorablement. Un dernier regard, un dernier sourire en guise d’adieu. Et chacun reprend sa vie la où il l’avait laissé. Pendant de longues minutes encore son souvenir m’a pleinement habité. J’étais comme ivre de sa présence. J’aurais peut-être dû lui courir après ou la retenir. Qui sait ? De toute façon, il était trop tard à présent. Enfin, je n’avais pas tout perdu puisque j’avais été follement amoureux d’elle pendant au moins cinq minutes et quelque.

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Commentaires
K
En tout cas elel t'a drolement marquée celle là!!!<br /> jm
C
"Alors qu’en fait, j’ai l’impression que mes doigts de pieds chéris ont fusionné avec mes chaussettes et mes semelles dans un fatras d’os, de sueur, de sang et de douleur mêlés. " <br /> <br /> Merci pour ce grand éclat de rire à 8 h du mat'!!<br /> J'adore cette irruption de l'humour au détour d'une station de métro. L'image, l'image est excellente! Oui je sais je suis cruelle....*ris*<br /> <br /> Bizzz my dear
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