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Laurent Ducastel Ecrivain
22 mai 2017

LOIN DES HOMMES

    Elle n’était même pas vraiment jolie. Mais ça avait suffi à le crucifier. Elle lui avait juste tendu un sourire, sans arrière-pensée, au hasard. Et c’est comme si quelqu’un avait rallumé la lumière en lui.

   Dans les mois, les années qui suivirent, beaucoup se demanderait comment cette fille banale avec ses cheveux blonds filasses peroxydés, sa bouche trop grande pour son visage, ses étoiles tatouées sur les bras, ses cannes de serins, comment cette fille-là avait-elle pu susciter un sentiment aussi violent chez un homme qui avait le double de son âge ?  

   Il l’avait rencontré à un vernissage. Une expo donnée par la femme d’un de ses meilleurs amis. C’était un de ces pinces-fesses parisiens sans autre intérêt que de passer un moment dans un entre soi ronronnant.

   Elle était venue accompagner une copine, elle-même amie d’enfance de la fille de l’artiste. Au premier regard, il lui avait trouvé mauvais genre. Une petite Maryline des faubourgs, un rien vulgaire, sapée comme un sac dans un reste de punktitude assumé, avec ses chaussettes roses qui baillaient sur ses Docs Martens, et son teint diaphane qui la rendait si parfaitement transparente. Détail qui l’intrigua, contrairement à ce que son look suggérait, elle n’avait pas une once de maquillage. Sa toute première impression fut qu’elle détonnait singulièrement dans ce cercle du bon gout bourgeois de la capitale.

   Il était vite passé à autre chose. Animal à sang froid, il évoluait dans son élément, badinant, champagne à la main. Ecrivain, il avait connu son heure de gloire quelques années auparavant. Depuis, il végétait, vivant confortablement sur une réputation dont il n’était plus certain qu’elle ait encore un sens. Cependant, il était heureux. Enfin, il le croyait sincèrement, affichant tous les signes ostensibles de la réussite. Marié depuis vingt-cinq ans, épouse encore superbe, enfants brillants, appartement dans le 6ème, maison en Bretagne. Que souhaiter d’autre ? Lui-même n’en avait aucune idée. Jeune, il avait joué la rupture. Jamais, il n’entrerait dans le moule. Il se rêvait Hemingway ou Miller. Oui, il allait tout bousculer, on allait voir ce qu’on allait voir. Mais en cours de route, sa vie avait fini par ressembler presque trait pour trait à celle de son père. Jusqu’à cette belle journée de printemps, où le soleil avait décidé de faire un effort.

   Il faisait une chaleur étouffante. Raconter avec humour les banalités de circonstances, habiller pour l’hiver ceux que tout le monde déteste par convention, lui avait donné soif. Il s’était approché du large buffet tendu de draperie rouge grenat, sifflant coup sur coup deux petites vodkas orange bien serrées. C’était une technique qu’il avait mis au point de longue date : un petit coup de fouet dans les veines, tous les demi-heures, pour éviter de sombrer dans l’ennui total. Et il s’y tenait. Car depuis un certain temps, celui-ci le plongeait dans un désarroi tel, qu’il avait peur de ne plus trouver la force de cacher que toute cette existence où l’on singeait à longueur de temps des codes, des attitudes mondaines pour se croire vivant, tout ça l’ennuyait profondément. Mais il savait tout aussi surement que jamais, il n’aurait le courage d’y renoncer.

   Et puis, elle lui avait souri.

   Et soudainement, plus rien d’autre n’avait eu d’importance.

   Il avait été comme aspiré par sa présence. 

   Ça n’avait pourtant pas été un sourire de drague, plein de promesses ou de sous-entendus. Non, c’était un simple sourire, mais il allait à l’essentiel. Il montrait tant de vérité, tant de sincérité que ça l’avait bouleversé, cloué sur place. Instantanément, il avait su que plus rien ne serait comme avant. Il l’avait ressenti jusqu’au plus profond de lui. Et presque aussi instantanément, il l’avait désiré ardemment, viscéralement. Jamais, auparavant, il n’avait connu une sensation pareille. Et dans les premiers instants, ça l’avait plutôt mis mal à l’aise.

-          Vous allez bien, l’avait-elle questionné le voyant comme hagard.

-          Oui, oui, avait-il acquiescé tentant de surnager pour reprendre le contrôle avant d’enchainer sur un ton égal : Comment trouvez-vous l’expo ?

-          Franchement ?

-          Franchement.

-          A chier.

   Elle l’avait dit spontanément, sans animosité. Et ça les avait fait rire tous les deux. Ils ne s’étaient plus quittés de la soirée. C’était comme si l’ensemble du décor était devenu flou, superflu. Il ne subsistait qu’un tout petit univers se résumant à elle, à lui, et un brouhaha lointain en guise de fond sonore. Quand tous les invités furent partis, il la raccompagna chez elle, un minuscule studio près de la porte La Chapelle. Ils n’avaient pas attendu pour consommer. La tension paraissait à son comble et elle n’était pas du genre à faire des manières. N’ayant plus couché avec une autre femme que la sienne depuis longtemps, il eut un moment d’appréhension. Elle prit alors les choses en main, le glissa en elle. Il lui sembla alors entrer dans un autre monde. C’était une version inédite de l’amour. Avec une force, un don de soi tel, qu’il ne se reconnaissait plus. Pourquoi sa femme et lui n’avaient-ils jamais frayé eux-aussi à ces altitudes ?

   Quand ils eurent terminé, ils restèrent un long, long moment rivés l’un à l’autre. Sous le choc, tétanisé. C’était un moment unique. Un moment d’unité sublime comme la vie vous en accorde si peu, qu’ils tiennent le plus souvent sur les doigts d’une main. Tandis qu’elle s’était endormie, blottie contre sa poitrine, il se demanda quelle porte cette fille avait ouvert en lui. Cependant, il eut dès cet instant la certitude qu’aucun retour en arrière ne serait désormais possible. Il ne rentra pas chez lui ce matin-là, ni le lendemain, ni plus jamais. Et elle ne posa aucune question. C’était une telle évidence que ça semblait écrit à l’avance.   

   La rupture avec sa famille fut aussi violente qu’inattendue. Il espérait au moins que ses enfants, tous adultes, comprendraient. Mais ce fut le contraire. Drapés dans une morale d’autant plus rigoureuse qu’ils ne se l’appliquaient pas à eux-mêmes, ils le jugèrent durement.

-          Non mais ouvre les yeux ! avait aboyé son fils ainé, qu’est-ce que tu fais avec cette fille ? Regarde les choses en face, on dirait qu’elle sort avec son père !

-          C’est vrai, merde, t’as pas honte ? avait renchéri sa fille. Quand je pense que tu as bousillé notre famille pour cette trainée… Je ne sais pas si je pourrais te pardonner un jour.

   Pardonner ? Il avait beau profondément aimé sa fille, il n’avait que faire de son pardon. Il n’avait nulle envie de s’excuser d’aimer une autre femme, une femme différente. La désapprobation, l’anathème, il le découvrait chaque jour un peu plus dans les yeux des gens. Amis ou inconnus. Oui, il perdait ses cheveux, il était trop gros. Il faisait son âge. Elle aussi. Et alors ? N’avaient-ils pas le droit pour autant d’être ensembles et de vivre leur amour sans que ça prête à conséquence ?  Les gens auraient dû se réjouir de les voir heureux. Après tout, le bonheur n’était pas une denrée si courante que ça. Mais non, ça semblait déjà trop pour eux. Il fallait qu’ils salopent tout, qu’ils rendent leur histoire dégueulasse, avec des allusions, des ragots, des on-dit. Ce n’était que des préjugés gratuitement malveillants. Cependant, ils étaient comme un poison lent. Son milieu était toujours enclin à promouvoir les différences. A condition, qu’elles les épargnent.

   Sa femme fut la seule à ne pas être véritablement surprise. Implicitement, sans qu’il s’en aperçoive lui-même, elle l’avait senti glisser peu à peu. Dans l’ennui d’abord, dans l’alcool mondain ensuite, calfeutrant une dépression latente qui ne disait pas son nom. Elle avait tout fait pour sauver les apparences et il lui en était gré. A présent, elle voilait sa déception derrière ce masque froid et distant qu’elle cultivait professionnellement.

-          T’aurais au moins pu en trouver une belle, avait-elle juste dit sur un ton où se mêlait mépris et amertume.

 

   Il ne répondit rien. Comment aurait-elle pu comprendre ? Comment aurait-il pu lui expliquer ?

  Au fil des mois, la situation devint intenable. Le poids des apparences, des convenances finit par devenir si lourd qu’ils avaient l’impression d’être jugés en permanence. De dépit, ils finirent par quitter Paris pour la Lozère. Toutefois, là encore, le regard des autres ne les épargna pas. La vindicte fut même moins insidieuse, plus frontale dans ce monde rural, où il n’y avait pas grand-chose d’autre à se mettre sous la dent. Ils étaient seuls, repliés sur eux-mêmes. Le poison faisait son effet. Leur histoire se désagrégea. A la longue, elle ne survivait qu’en cherchant sans cesse des stratégies d’évitement. Son sourire se ternit peu à peu, pour se figer tout à fait. Elle rentra à Paris au début de l’automne. Ses parents furent soulagés.

   Il vendit la maison, écrivit un nouveau livre qui connut un succès aussi rapide qu’inattendu. Sa carrière était relancée, un film même était en préparation. Les portes s’ouvraient à nouveau. Sa vie d’avant était de retour, et en fanfare encore. Seulement, il s’en foutait. Tout cela n’avait plus de sens. Désormais, il n’était plus le même homme. Sa famille tenta de reprendre contact avec lui. Mais il y avait maintenant une distance que rien ne viendrait combler. Bien sûr, on se donna du mal pour sauver les apparences, comme d’habitude. Malgré cela, les jours qui passaient imposaient une vérité qu’il ne pouvait enfouir.

   Elle lui manquait tant.

  Alors, il acheta un bateau. Un solide, pour faire le tour du monde. Il le prépara minutieusement durant presque un an. Chaque weekend, peu importe la météo, il sortait en mer. S’ils avaient rompu tout contact, il savait néanmoins où la joindre. Alors sans un mot d’accompagnement, il avait commencé à lui envoyer des photos du bateau. C’était de petits signes, des bouteilles à la mer.

   Quand la date du départ fut finalement établie, il lui posta un billet laconique où il était écrit : tour du monde, départ le 3, la Trinité-Sur-Mer.

  Le jour J, lorsqu’il arriva au petit matin, il eut la délicieuse surprise de la trouver sur le quai avec sa vieille valise pleine d’autocollants. Elle lui sourit comme au premier jour, et il sentit son cœur se serrer. La brise du large fouettait ses cheveux peroxydés, renforçant encore son petit air d’animal sauvage. Il ferma les yeux un court instant et la douleur en lui s’estompa. Il voulait fixer ce moment pour toujours. Maintenant, la plénitude et l’apaisement semblaient à portée de main.

   Ils mirent le cap sur l’horizon, vers la lumière.

   Il est des moments où l’on ne peut être heureux que loin des hommes.

 

 

 

 

 

 

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Commentaires
J
J'adore !!! Connection entre deux être tout simplement, c physique, c profond......
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