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Laurent Ducastel Ecrivain
13 mars 2017

SA PETITE FIERTE

-          Si on prenait la caisse de ton père ?

-          Quoi ? La Passat ? Mais t’es pas peu un dingue ou quoi ?

-          Fais pas chier Marcus, tes parents sont aux Antilles, et tu viens d’avoir ton permis, non ? 

-          Mais, Hakim, j’ai jamais conduis cette bagnole.

-          Et alors ?

-          Alors, mon daron veut pas, il dit qu’elle est trop puissante pour moi.

-          Trop puissante pour toi ! Enfin Marcus, arrêtes tes conneries, c’est une Passat, pas une Porsche !

-          Ouais, c’est vrai ce que dit Hakim, c’est juste une caisse de bourge. Et puis sinon, on va encore devoir aller en boite avec la Fiesta pourrie de ma daronne.

-          Là-dessus, Seb a raison. Si on y va avec la Passat de ton père, mec, ça va être une autre classe.  

-          En plus, La Fiesta, elle a pas de chauffage

-          C’est normal, c’est une caisse préhistorique. Si tu veux avoir chaud, faut faire du feu.

-          Ou alors c’est que le moteur a cramé.

-          D’accord, mais faudra faire super gaffe, a finalement acquiescé Marcus sur un ton un peu inquiet.    

C’est comme ça qu’ils se sont retrouvés tous les trois en route vers le Sonic Temple, une boite à vingt-cinq kilomètres de là. Ils avaient passé la soirée chez Marcus à manger des Pizzas, fumer des pétards et siroter de la Vodka volée dans la réserve du Leader Price du coin.

Avec le temps, les trois compères ne se voyaient plus aussi souvent qu’avant. La vie, comme c’est souvent le cas, était en train de les séparer peu à peu. Marcus, élève brillant, faisait une prépa d’ingénieur et ne rentrait plus qu’un weekend sur deux, le plus souvent épuisé par des semaines de travail intensif. Seb terminait péniblement un CAP de mécanique, qu’il perfectionnait en désossant de temps à autre des bagnoles qu’un de ses frères piquait. Quant à Hakim, il n’avait plus mis un pied en cours depuis la fin de sa quatrième et survivait en refourguant un peu d’herbe, et du bric à brac tombé du camion.

Seb et Hakim vivaient dans la cité, sur la place de la gare, à seulement deux rues de la maison des parents de Marcus. Seulement ces dix-huit derniers mois, la distance semblait s’être quelque peu allongée.  

Chacune de leur réunion prenait donc un caractère presque sacré pour eux. Quand ils se retrouvaient, Marcus avait à cœur de montrer à ses potes qu’il n’était pas devenu le petit bourgeois que son père ambitionnait qu’il soit. De fait, il avait ces derniers temps tendance à faire un peu trop. Surtout, quand l’alcool et la Marie-Jeanne cavalaient dans son sang d’étudiant modèle.

La virée avait commencé sur les chapeaux de roues. Sur la route de St Martin, les lascars avait pris un bon 180, pied au plancher, tout le monde se marrait, chantait à tue-tête. Mais en arrivant au village suivant, dans la grande descente, les choses avaient brutalement changé de registre. Le premier virage était passé comme une lettre à la poste, négocié de main de maitre.  Encouragé par ce succès, Marcus avait remis un petit coup de gaz. Juste sur une plaque de verglas. En une fraction de seconde, la lourde Volkswagen était devenue incontrôlable. Comme une tornade de ferraille déchainée, elle s’envola sur le talus, sauta le petit ru qui sillonnait le long de la route, pour s’en aller s’écraser lourdement, de plein face dans le champ gelé. Le choc avait été si violent que la voiture rebondit plusieurs fois, avant de s’enfoncer dans la terre meuble de l’hiver. Les airbags s’étaient déclenchés dans un fracas de tôle qui les empêcherait de dormir pendant des semaines. Et soudain, plus rien. Le silence mauvais, le froid mordant qui s’engouffrait par les fenêtres explosées. 

Sonnés, groggys, les trois lascars étaient sortis de la voiture. Par chance, aucun n’avait de blessures graves. Des hématomes, des bosses, des petites coupures, mais rien de sérieux. Marcus fit quelques pas, vacillant avant de s’écrouler et de vomir tout ce que contenait son estomac, contrecoup du choc.

Puis il se retourna, contempla le désastre et eu envie de pleurer toutes les larmes de son corps.  Voilà, la belle Volkswagen Passat qui faisait la fierté de son père gisait au milieu du champ gelé. De loin, on aurait pu croire avec l’obscurité qu’elle n’avait pas grand-chose. Mais en y regardant de plus près, on constatait que la partie avant qui courait jusqu’au pare-brise avait pris un angle curieux. De fait, elle semblait pliée par le milieu. En travers du toit, au niveau des portes arrières, la tôle formait une petite vague maligne confirmant la gravité de la situation. Dès qu’il eut ses repris ses esprits, un coup d’œil rapide permit à Seb de savoir que la voiture était morte.

Marcus était abattu. C’était comme s’il sentait le sol se dérober sous ses pieds. Comment avait-il pu être aussi con et se laisser embarquer dans une histoire pareille ? La voiture n’était pas assurée pour lui, il le savait. Il roulait trop vite, il était ivre. Jamais son père ne lui pardonnerait. Marcus tournait en boucle, avec cette impression très prégnante qu’il venait de foutre sa vie et ses ambitions en l’air. Et il eut tout le temps de ressasser, car c’est à pied qu’ils firent le chemin inverse. Douze kilomètres dans le froid, la tête dans les épaules, tout penaud.

Seb n’avait pas dit grand-chose, mais il était rentré à la cité, marmonnant qu’il repasserait en fin de matinée. Même s’il n’était guère loquace, qu’il n’avait pas vraiment les mots, Seb était dévasté par ce qui arrivait. Secrètement, il admirait Marcus. Il était fier de lui. Fier d’avoir au moins un pote qui ne soit pas un zonard. Hakim pouvait bien se foutre de sa gueule en lui disant que les études c’était pour les blaireaux, Seb aurait aimé pouvoir en faire autant. Quand Marcus l’avait trainé à une soirée de son école, le jeune lascar avait compris qu’il existait un autre monde. Un monde dont il avait à peine conscience. Il savait que ça existait, mais il ne l’avait jamais vu en vrai. Pour y accéder, quand on est né en banlieue, il aurait fallu être bon à l’école. Mais comme ses frères, il n’avait pas foutu grand-chose en classe, juste assez pour intégrer ce CAP, in extremis. Depuis, il s’y était mis. Combler ne serait-ce qu’un peu son retard, lui prenait un temps fou, mais il savait qu’il fallait en passer par là. C’était dur, parfois même humiliant tant son niveau était faible. Certain soir, il avait tellement la rage qu’au lieu d’ouvrir ses livres et réviser ces maths, il préférait fumer de l’herbe et boire jusqu’à ne plus tenir debout, jusqu’à ne plus rien sentir. Oui, il voulait tout envoyer valser. Que la vie aille se faire foutre !

Heureusement, ces crises finissaient par s’épuiser d’elles-mêmes. Il regardait ses parents, ses frères en conditionnelle et pensait à l’avenir que Marcus était en train de se construire. Et de nouveau la rage d’en sortir le remettait sur les rails.

Alors, quand il passa la porte de chez lui, ce matin-là, il n’avait qu’un objectif en tête. Accident ou pas, il n’était pas question que Marcus bousille sa vie pour une connerie.

Avec son frère ainé, ils étaient allés au magasin dès l’ouverture, afin de louer une camionnette-plateau. Et dans l’heure qui suivit, ils tractaient la voiture hors du champ. Ce ne fut pas une partie de plaisir, on peut même dire qu’ils en bavèrent pour l’extirper de sa gangue de boue et de gel mêlés. Cependant, les gendarmes eurent la bonne idée de pas passer dans le coin, à ce moment-là, ce qui évita des ennuis supplémentaires. A la fin de la matinée, La Passat était à l’abri des regards dans le parking souterrain de la cité. L’analyse des deux frères se recoupa vite. Il n’y avait plus aucun espoir pour la voiture.  

Vers midi, comme promis, Seb retourna chez Marcus. Il trouva ses deux compères dans la cuisine. Marcus avait la mine des mauvais jours. Seb retint son souffle, puis il exposa clairement la situation.

-          Voilà, Marcus, tu ne vas pas avoir d’ennui. Je suis allé chercher la Passat. Elle est au parking de la cité.

-          Merci Seb. Alors elle est vraiment foutue ?

-          Oui, mais j’ai une idée. Ton Daron, il rentre quand ?

-          Dans cinq jours.

-          Ça devrait le faire.  

-          On pourrait la déclarer volée, lança Hakim. On la découpe et hop ! le tour est joué.   

-          Dis pas de connerie Hakim. Cette bagnole n’est pas censée sortir du garage. Faudrait que les mecs aient défoncé la porte blindée pour pouvoir la prendre. C’est un peu gros, non ?

-          Et puis Hakim, t’as jamais découpé autre chose que du papier, alors la ramène pas et écoute, intima Seb sûr de lui. Comme je vous le disais, j’ai une idée. J’en ai parlé à mes frères, ils sont ok. On va chercher une autre Passat, de la même couleur, de la même année et on changera tout ce qui est visible. Fais-moi confiance, ton père n’y verra que du feu.

-          Mais où tu vas trouver une Passat de cette couleur-là ?

-          C’est vrai, mon père adore cette couleur parce qu’elle est rare.

-          Oui, bah ! faut en trouver une. Il y a au moins deux jours de boulot dessus, ça nous laisse aujourd’hui et demain pour la trouver. Hakim, tu vas rameuter tes contacts. Mes frères et moi, on va attaquer le démontage. 

Et en effet, trouver une Passat marron métallisée ne fut pas une sinécure. A la fin de deuxième jours, Marcus maudissait son père d’avoir choisi cette couleur, que, par ailleurs, tout le monde trouvait moche. Hakim avait joué du téléphone toute la journée, appelé dans toute la région parisienne et même jusqu’à Vénissieux où vivait son cousin. En vain.

 Le troisième matin, de guerre lasse, ils étaient partis en maraude, écumant de loin en loin tous les garages de la marque allemande au cas où. Et ce fut une bonne idée. Ils la virent sortir de révision avec un papy au volant. Marcus avait l’œil. Pas de doute possible, c’était bien la même que celle de son père.  Le frère de Seb la vola la nuit suivante.

Il restait deux jours… Et deux nuits.

Un marathon mécanique s’engagea alors. Ce fut deux jours et deux nuits non-stop de pure folie, où Seb et ses frères se relayèrent, remontèrent la mécanique, refrappèrent les numéros moteurs, changèrent le tableau de bord, le boitier de gestion moteur afin qu’il ait le kilométrage exact, toutes les serrures, les sièges avants. Au petit matin du cinquième jour, Marcus lui-même n’en revenait pas. C’était un vrai miracle. La Passat était de retour dans le monde des vivants.

Quelques heures plus tard, ses parents rentrèrent des Antilles, où ils avaient visité la famille. Son père alla immédiatement vérifier que la Passat était bien à sa place. Et durant les dix années suivantes, il parada en ville et dans les fêtes de famille avec sa voiture volée, sans jamais se douter de rien. Oui, cette voiture, à ses yeux, c’était un des symboles de sa réussite, sa petite fierté.

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J
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