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Laurent Ducastel Ecrivain
13 février 2017

LE QUART D’HEURE DE HONTE

Richard avait été l’un des nôtres avant qu’il ne prenne brutalement du galon.
Il est ahurissant de voir à quel point un tout petit grade peut radicalement vous changer un homme. Responsabiliser les employés était l’une des clefs pour nous faire courber l’échine encore un peu plus. L’employé responsable, disait la direction avec beaucoup d’à propos, même de pas grande chose, est un employé motivé, prêt à tuer pour son bout de gras. Cela semble énorme comme ficelle et pourtant, je vous assure que cela faisait toute la différence. J’ai pu, malheureusement, le vérifier un certain nombre de fois. Richard, donc, n’était pas à proprement parler un mauvais bougre. C’était juste un pauvre gars de rien qui chantait par-dessus les chansons de Johnny quand la radio en diffusait une. Un petit maigrelet au teint chétif avec les épaules qui plongeaient vers le parquet, qui portait le même costard démodé depuis dix ans, orné de la même cravate en cuir noir ridicule. Pour faire bonne mesure, il arborait une fine moustache à la Douglas Fairbanks, gominait encore ses cheveux comme au meilleur des années cinquante tout en étant persuadé que c’était ça, la classe. Voilà un type dont la plus haute ambition dans la vie était d’être l’heureux propriétaire d’un pavillon de banlieue, avec carré de jardin, télévision grand écran et crédit étrangleur sur vingt ans, un type qui ne demandait rien à personne.

 

Et puis un jour, il était passé chef. Comme ça, sans préavis.

 

Un soir de novembre, la direction du magasin l’avait appelé au bureau, là-haut au sixième étage, et quand il en était redescendu, deux heures plus tard, ce n’était plus le même homme : C’était un chef. LE chef du rayon. Et à côté de lui, nul doute qu’Artaban était réservé et discret. Nous allions voir ce que nous allions voir ! Attention les yeux ! Fini le tutoiement. Fini de rire. On en chiait déjà. Ça n’allait pas tarder à être pire ! Il allait nous mettre au boulot. On avait un chiffre à faire et on allait devoir s’y atteler sévère si nous voulions conserver nos jobs.

 

Dès le lendemain matin, un net changement s’était fait sentir. La pression avait d’ores et déjà monté d’un cran.  Richard, jambes écartées bras croisés, nous attendait en faction en haut de l’escalier des vestiaires pour voir qui serait en retard et vérifier nos tenues de son regard inquisiteur tout neuf. En une nuit, il s’était concocté tout un arsenal de reproches vexatoires à base d’humour dégradant et minable dont il nous laissa d’emblée entrevoir toute la subtilité. Personne n’échappa à son courroux et j’eus le droit, comme tout le monde, à mon lot d’invectives. Avec moi, il n’avait pas à aller chercher bien loin. J’étais sans cesse à la bourre.

 

Il faut préciser que ce magasin centenaire du bord de seine était au plus mal. Des années de gestions calamiteuses nous avaient conduits au bord du dépôt de bilan. La direction ne semblait pas savoir comment sortir du gouffre et nous faisait, très régulièrement porter le chapeau. Nous sortions tout juste d’un plan social jugé insuffisant par nos directeurs. La stratégie commerciale du moment consistait donc à essayer de virer le plus d’employés possible en leur collant des fautes professionnelles.

 

Encouragé par nos dirigeants, Richard devenait chaque jour un peu plus infect. Et chaque jour, ensemble, ils repoussaient allégrement les limites du tolérable. Ma grande gueule et moi, nous n’avions pas tardé à être dans la ligne de mire. La vérité, c’est que je m’en foutais totalement de toutes leurs conneries, de leurs réunions de motivation à la noix. Leur langage guerrier me faisait doucement marrer et ils le savaient. Ouais, on va les avoir, les gars ! Faut leur montrer qui on est ! On va se sortir la tripe et exploser le chiffre ! C’est bien simple, à la rituelle réunion du samedi, on se serait cru dans les tranchées ! Sauf que nous, on fourguait juste des télés et ce genre de truc ! Ce qui leur bouffait la vie, à nos directeurs, c’est qu’ils n’avaient aucune prise sur moi. Ils avaient beau faire, ils avaient beau dire, je restais fidèle à moi-même et ça leur était tout bonnement insupportable. Les autres vendeurs la fermaient, essayaient d’être plus discrets que des ombres pour ne pas être dans le collimateur. Ils tremblaient comme des âmes en peine, en faisant en sorte de donner le change. Richard, lui, il était comme devenu dingue avec ses nouvelles responsabilités. Il s’était mis à faire des heures de présences délirantes et était sur tous les fronts, en réserve, sur le rayon, au bureau. Ça, il ne ménageait pas sa peine. Mais le chiffre ne grimpait pas. Sa courbe restait désespérément plate. Alors, pour pallier un peu et continuer de garder sa cote au zénith, il se collait sur le dos d’un gars et ne le lâchait pas. Il était comme un fauve sur sa proie. Il avait le goût du sang dans la bouche. À la moindre erreur, la moindre incartade, allez ouste ! Dehors !  Un bon licenciement sec, voilà qui entretenait la popularité au sixième étage. Sauf qu’à la fin décembre, les fêtes de Noël passées, le chiffre, le sacro-saint chiffre d’affaires était catastrophique. Et l’étoile du bon Richard avait pâli à la vitesse d’une supernova. À présent, il était comme les marins dans la tourmente. Il espérait toujours redresser la barre. Enfin, jusqu’à ce fameux samedi avant les soldes.

 

Nous étions, toute l’équipe et la direction réunies, lorsque le grand patron a pris la parole. Il arborait ce rictus gavé de morgue qui nous indiquait qu’il allait y avoir une mise à mort. Il n’y avait aucun doute à avoir : Ça allait être la saint Richard avant l’heure. Et en grande pompe encore ! Avec le directeur d’étage, ils étaient comme des hyènes s’acharnant sur une malheureuse gazelle. Ils lui tournaient autour, l’éperonnant à tour de rôle. Enfonçant leurs crocs pour déchirer les chairs. Méthodiquement, avec application. C’était un véritable lynchage verbal auquel nous assistions impuissants. Ils le sacrifiaient devant les employés après l’avoir porté au pinacle et lui avoir fait plonger les mains dans la merde. Tout y est passé, son look, sa vie personnelle, ses résultats, avec une hargne, une volonté ouverte de blesser, de répandre le sang. Richard était au bord du naufrage. Il titubait. K.O debout. C’était son quart d’heure de honte. Il peinait à retenir ses larmes tandis qu’ils riaient de bon cœur de cet humour de nanti et de parvenu, qui aiment se repaître dans l’humiliation de ses victimes jusqu’à ce que la lie soit bue. Quand la mise à mort a été consommée, le patron et ses sbires s’en sont allés sans un regard, par l’escalator qui surplombait le rayon. Repu de cette violence inouïe et dégueulasse  dont seuls sont capables ces salopards en cravate qui aiment se prendre pour des fauves, des tueurs. Mais en vérité, tous ces mecs n’étaient que des freluquets avec une mentalité de collabo, de tortionnaires en cols blancs.

 

           Je vais vous dire, j’étais sur le cul. Pourtant, Richard et moi étions très loin d’être en bon terme et d’un sens, il n’avait que ce qu’il méritait. Quand on joue avec le feu, on finit toujours par se brûler. Il n’empêche que c’était des méthodes dignes de la rue Lauriston. Des méthodes qui font douter de l’humanité. Comment pouvait-on en arriver là juste pour des marchandises, pour du fric ? Et cela ne se passait pas chez les autres, ailleurs. Mais chez nous en France, dans le premier arrondissement de Paris. Et moi je restais là, impuissant. Dégoûté. Qu’aurais-je bien pu faire alors personne ne bougeait, pas même les syndicats ? C’était un silence assourdissant. Les autres vendeurs détournaient le regard et même certains devaient jubiler à l’intérieur. Peut-être qu’au fond, ils se sentaient vengés de toutes les bassesses, de toutes les mesquineries qu’ils avaient dû endurer. Sûr qu’il s’en serait probablement trouver pour lui cracher dessus après lui avoir ciré les pompes. Frapper un homme blessé est toujours l’apanage des lâches et des moins que rien. 

           Richard a fini tout seul au beau milieu du rayon. Tout seul, crucifié avec sa honte. Explosé en plein vol pour des ambitions qui n’étaient pas les siennes et pour lesquelles il n’avait sûrement pas la carrure. Ces objectifs, il ne pouvait pas les atteindre. Pas plus lui qu’un autre d’ailleurs. Les carottes étaient cuites. L’encéphalogramme du rayon était plat depuis longtemps et c’était là le fond du problème. Il quitta la surface de vente sur la pointe des pieds. Sans un au revoir, la tête basse et le regard défait, le poids de l’humiliation sur ses frêles épaules.  Bien des mois plus tard, je le croisais par hasard, alors que j’avais moi-même été viré. Il m’avoua que ces instants furent les pires de sa vie, mais qu’ensuite il s’était senti libéré. Débarrassé de toute velléité d’asservissement, il menait une carrière tranquille dans une jardinerie où il pouvait à nouveau chanter quand passait une chanson de Johnny à la radio. Dire qu’il avait fallu en arriver là pour qu’il se rende compte qu’il n’était rien d’autre qu’un être humain.

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Commentaires
L
Le monde du travail....... De plus en plus redoutable ...
A
En fait, cher JM, c'est une sorte de long procéssus de maturation. Je n'ai pas vraiment de règle en fait. J'ai beaucoup travaillé sur celui-là par exemple mais certains, et pas des moindres, ont été écrit d'un coup et très peu retouchés. Ceci étant, il y a toujours des modifs, des réglages à faire pour que ça fonctionne parfaitement. A bientôt.Laurent
J
Salut laurent, comme dab, de passage pour lire ce nouveau texte. Vraiment bien. Juste une question disons, euh, technique quoi. Lorsque tu ecris un texte comme celui-ci, tu le sors déja en une seule fois et tu le retravailles ensuite en l'épurant etc etc.<br /> Ou tu procede differement?<br /> jm
O
L'écriture est excellente et le texte se lit d'une traite...hurlant de vérité !
C
quel style ! J'adore !
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