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Laurent Ducastel Ecrivain
20 novembre 2017

STATION SERVICE

Harold n’en pouvait plus de sa vie et il avait décidé d’en finir. Il ne supportait plus son reflet dans la glace avec tous ces kilos qui lui étaient venus au cours des années, au fil des cuites, des excès qui avaient déformé son corps. Bien sur, il aurait pu faire un régime ou un peu de sport. Mais la vérité, c’est qu’Harold n’était pas de taille à lutter. Il n’était pas de ceux qui sont bâtis pour gagner. Lui, il avait jeté l’éponge avant même le premier coup de gong.

        Ses seules satisfactions venaient de la station-service. C’était toute sa vie, ce débit d’essence. Une sacrée station service que c’était et en plein centre ville encore ! Les affaires allaient du feu de dieu. Surtout depuis qu’ils avaient adjoint l’épicerie, deux ans auparavant.

     Harold, tout le monde ici le connaissait. Il avait bien le verbe un peu haut parfois. Mais tous savaient qu’au fond, c’était un brave type, même s’il aimait un peu trop jouer au grand patron. Car, en fait, ce n’est pas dans sa poche que le fric tombait, mais dans celle de sa femme. Et cela faisait une différence notable. Toute la station lui appartenait et sa vie durant, Harold n’avait jamais eu droit qu’aux miettes. C’est d’une poigne de fer qu’elle tenait les rênes, la Gisèle. Elle pensait, dirigeait tout dans les moindres détails. Et personne n’avait son mot à dire. Et Harold encore moins qu’un autre. Elle le lui avait assez souvent répété :

-          Si t’es pas content, t’as qu’à tirer, mon vieux. Crois-moi, c’est pas moi qui chercherais à te retenir.

    Souvent le soir, bien après la fermeture, dans le silence de l’atelier vide, Harold aimait venir vider une bière, seul au milieu des odeurs familières de cambouis et de graisse. Ici, il était tranquille. C’était son monde. Elle n’y mettait que très rarement les pieds. Gisèle avait bien trop peur de se salir. Il se demandait comment il avait pu en arriver là. Comment il avait pu épouser une mégère pareille, toujours à lui faire des réflexions sur tout et sur rien. Elle lui faisait horreur maintenant avec toutes ses petites manies qui lui étaient venues avec l’age. Même en se forçant un peu, il ne se rappelait pas avoir été amoureux d’elle un jour. Ni de personne d’autre d’ailleurs. Peut-être qu’après tout, ça n’avait été que purement sexuel entre eux. Ou alors elle avait été la seule à vouloir de lui. Harold refusa de trancher. De toute façon, il n’en avait plus rien à foutre.

    Ce matin-là, il sortit du placard à outils, un coffret noir. Il le posa lentement sur l’établi et attendit un long moment avant de l’ouvrir. Puis, comme s’il s’agissait d’un rituel sacré, il fit pivoter la serrure dorée. Harold retint son souffle un instant. Du velours rouge qui garnissait l’intérieur, il extirpa un 44 magnum chromé qu’il s’était payé en douce. Dehors, une pluie dense d’octobre s’était mise à tomber. Harold tira le barillet, le fit coulisser plusieurs fois avant d’introduire les balles, une à une, dans leur logement. Il se fourra le reste de la boite de munitions dans la poche. Puis, il s’alluma une cigarette sans filtre et tira dessus à plein poumon. Harold se sentait à merveille. Le poids du flingue dans sa main droite le rassurait. Oui, cette fois c’en était fini de toute cette frustration qui lui minait l’existence. Fini les remontrances, fini de mendier quatre sous chaque fois qu’il voulait aller boire un coup ou rigoler avec les copains. Oui, assez de ses airs hautains de bourgeoise à la manque. L’ombre de Gisèle plainait sur ses moindres faits et gestes et Harold ne pouvait plus le supporter. Il avait son compte de vie ordinaire.

     Alors, il marcha doucement jusqu’au comptoir. La buée avait envahi la vitrine de la boutique. Gisèle était là, veillant au grain comme toujours. Fidèle au poste. Elle a dit quelque chose comme : Hé Harold ! Au lieu de rêvasser, tu ferais bien de t’occuper des vidanges. Le boulot va pas se faire tout seul !!!

     D’un geste lent et ample, il a levé le flingue à la hauteur de ses yeux. La lumière au néon de l’enseigne se reflétait sur le canon. Crève ! A-t-il répondu très calmement . Et Bang ! La première balle l’a tapé en plein front et lui a collé la cervelle sur le panneau « grande promo sur les plaquettes de frein » qui trônait derrière la caisse. Bang ! Bang ! Il lui vida le reste du barillet dans le corps juste pour avoir le plaisir de lui faire mal encore, histoire de lui faire payer toutes ces foutues années où elle l’avait menée par le bout du nez. Une immense sensation de liberté l’envahit soudain. Oui, il se sentait soulagé de voir qu’elle n’était à présent plus qu’une masse informe et inerte baignant dans son sang. Elle qui aimait tant la propreté, voilà que pour son dernier voyage, elle avait irrémédiablement taché, avec sa chair et ses os disloqués par les balles, ce carrelage et ce comptoir qu’elle avait si souvent fait astiquer au personnel. Pour fêter l’événement, Harold se mit à tirer sur n’importe quoi en hurlant comme un damné sous l’œil médusé de quelques clients effarés. Bang ! Bang ! La machine à café, Bang ! Le frigo à boissons ! Mais ce qui le faisait le plus marrer, c’était de voir toute l’huile s’échapper des bidons en une cascade visqueuse et nauséabonde pour se répandre sur le sol après qu’il leur eut tiré dessus.

    Bien sûr, les flics ont fini par se pointer. Ils ont encerclé la station avec leurs voitures. Harold les regardait faire. Il aimait bien voir les gyrophares multicolores se refléter dans les flaques qui inondaient la piste.

 -          Harold soit raisonnable, lui a lancé le commissaire avec son mégaphone. Faut te rendre maintenant. Tu peux pas t’en tirer. Sors sans faire de vague. Fais pas le con Harold, c’est ta dernière chance…

 -          C’est quoi la chance ? A-t-il gueulé pour toute réponse aux flics, juste avant qu’ils ne donnent l’assaut .

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Commentaires
O
Impressionnante cette petite nouvelle. Tout ça, et en si peu de mots. Quel fin. Gigantesque!<br /> <br /> <br /> <br /> Merci.
L
Qui n'a pas un jour eu cette folle envie ??????? La raison heureusement est souvent la plus forte, mais................😬
L
Ne jamais pousser les gens à bout !!! rester dans la limite du supportable....
J
L'a raison Harold! M'enfin on va pas se laisser emmerder hein!!!<br /> ;-)<br /> jm
A
Juste pour la petite histoire. cette histoire est librement inspirée d'un fait réel survenu à la fin des années 80. Dans la réalité, le type est allé chercher ses enfants à l'école comme si de rien n'était puis il est rentré chez lui où les flics l'ont cueillit en douceur !!!! A bientôt Lol
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