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Laurent Ducastel Ecrivain
15 mai 2017

CROCHET DU DROIT

    On était à trois semaines du Championnat d’Europe, son dernier combat chez les amateurs. Son coach le lui avait assuré : Quelle que soit l’issue du combat, il aurait sa chance chez les pros. Et son père poussait dans ce sens. Les instances nationales de la boxe auraient bien aimé le faire tirer jusqu’aux Jeux olympiques. Un espoir comme Gino, ce n’était pas tous les jours qu’on en croisait un. C’était presque à coup sûr une médaille assurée. Oui, mais voilà les J.O n’étaient que dans deux ans et demi. Et puis, Gino gardait une dent contre les sélectionneurs qui l’avaient évincé lors des précédents jeux, en raison de son age. Ils avaient choisi un type plus vieux, plus expérimenté qui n’avait pas passé les huitièmes de finale. A vingt ans à peine, le gamin, comme l’appelait le coach, avait un palmarès tout bonnement incroyable. Pas un de ses combats n’avait été à son terme. Que des K.O et deux arrêts de l’arbitre : un dans la cinquième et un dans la sixième. Jamais, il n’avait été plus loin. Mais cela a avait suffi pour faire de lui un champion national par deux fois.

Dans sa jeunesse, le père de Gino avait tâté du noble art sans grand succès, mais on peut dire que pour son fils, il n’avait jamais eu d’autres desseins que d’en faire un champion. Depuis qu’il était en age de marcher, Gino n’avait vécu que pour et par la boxe. Il avait été conditionné dans ce sens. C’est le jour de son huitième anniversaire que son entraînement avait commencé pour de bon. À partir de ce moment, le reste, tout le reste était devenu secondaire.

-          Retenez bien ce que j’vous dis. Le gamin s’ra champion du monde, un jour, répétait son père à loisir au café où il allait claquer sa pension, j’l’ai dressé pour ça.

 

Dressé, c’était exactement le mot qu’il employait et le fait est que c’est celui qui collait le mieux à la situation. Gino dormait à même le sol, dans une pièce à peine chauffée. Il courait ses dix bornes tous les jours qu’il neige, qu’il pleuve, qu’il vente. Il n’avait pas vraiment d’amis. Juste le coach et son sac de sable. Quand il avait eu quatorze ans, le jogging journalier s’était quelque peu compliqué. Son paternel avait récupéré aux poubelles un vieux sac à dos qu’il lestait d’un poids de quinze kilos de cailloux. Pendant l’effort, il le suivait en bagnole et lui gueulait dessus toute sa haine de minable dès que le rythme baissait. J’fais ça pour ton bien, p’tit, était la phrase dont il usait et abusait pour justifier ses excès. Souvent, en rentrant du bar, il ajoutait : Faut que tu sois dur, p’tit, plus dur que l’roc. Faut pas que t’ais peur de te faire tanner l’cuir. Et là, Gino savait que son vieux était bourré et qu’il allait lui cogner dessus. Et dur, le gamin l’était devenu. Au-delà de toute espérance. Jamais, il ne pliait et chacun des coups qu’il donnait sur le ring était chargé de haine, de rage et de frustration. Le ring, c’était son territoire, le seul qui soit hors de portée de son père, son seul espace de liberté. Son dernier adversaire en date, un hollandais originaire des Comores, un type qui cognait fort et aimait faire mal, l’avait appris à ses dépens. Dans les vestiaires, lui et ses potes s’étaient copieusement foutus de ce blanc-bec taillé à la serpe, avec son air d’ado attardé. Ce n’était pas le genre à lui faire peur, à lui, le caïd des faubourgs cradingues de Rotterdam. Il en avait vu d’autre et son visage balafré le disait pour lui. Mais avant la fin du premier round, Gino lui avait cassé deux cotes et ses uppercuts au foie lui avaient laminé les abdos, les réduisant en un champ de douleur qui allait être très dur de contenir. Le deuxième round n’avait été qu’un long travail de sape. Gino s’enfonçait dans la garde du Hollandais pour aller frapper au corps. Toujours les côtes, le foie. Encore et encore. Le gamin ne cherchait pas le coup dur. Non, pas maintenant. Il opérait une longue besogne de destruction. Au gong, le type peinait déjà à lever les bras, ses jambes accusaient le coup, mais son souffle commençait à s’éteindre. Son coach a jailli dans son coin :

-          Faut que tu le casses maintenant, lui a-t-il asséné, faut que tu lui montres qui c’est le patron.

-        J’vais me le farcir, t’inquiète. Là, je le laisse venir pour qu’il soit en confiance. Mais, j’vais le dérouiller ce cul blanc.

 

Dans la troisième reprise, le Hollandais, piqué au vif s’est laissé envahir par sa colère. Il tentait à tout prix de placer un coup, n’importe le quel pourvu qu’il inverse la vapeur. Tous les boxeurs le savent : sur un coup, la chance peut changer de camp. Poussé dans ses retranchements, le Hollandais prenait des risques, sans calculer ses appuis, jouant le tout pour le tout. Le gamin a juste eu à profiter d’un gauche sans lucidité qui n’avait fait que fouetter l’air, ouvrant à outrance sa garde. Un geste inconsidéré, malheureux. Un geste qui traduisait son désarroi devant ce petit blanc, qui lui rendait une tête, mais ne lâchait rien comme un pitt-bull enragé. Gino s’était désaxé et comme à la parade avait armé son terrible crochet du droit, une catapulte hors du commun, d’une vitesse, d’une violence et d’une précision inouïes qui avait atteint son adversaire à la tempe et l’avait séché net. Par surprise. Il s’était écroulé dans les cordes. Inerte, perdu. Son regard flottait dans le vide, comme un morceau de mort en suspend. Malgré le casque et les petits gants, le Hollandais avait été sonné durement. Huit minutes dans les choux, raide, K.O. L’arbitre, un espagnol, lui-même n’en était pas revenu. Un K.O aussi dur en amateur, c’était vraiment rare. Sur son siège, le père de Gino avait bondit en hurlant. Plus rien, ne pourrait arrêter son fils maintenant. Bientôt, ce serait le championnat, le titre puis les pros et le fric qui allait avec. C’en serait fini du RMI, des apparts pourris en HLM et de la gnôle minable. Gino, SON Gino allait changer tout ça. 

 

Seulement, depuis huit mois, Gino fréquentait une fille de sa cité, Adeline, et pas besoin d’être devin pour comprendre que le gamin était très accroc cependant que son père ne voyait pas cette relation d’un bon œil.

-          Pourquoi que tu vas pas juste aux putes au lieu de te faire chier avec cette poule ? Demanda son vieux avec son air des mauvais soirs, alors qu’ils finissaient de dîner.

-          Parce que j’ai besoin d’elle… Mais je doute que tu comprennes ça.

-          Débarrasse-toi de cette traînée, p’tit, avant qu’il soit trop tard et que tu regrettes. T’as pas besoin d’une fille. Les filles, c’est rien que des emmerdes. Et les emmerdes, c’est pas bon pour la boxe.

-          Oui, bah, c’est mon problème.

-          Vire là Gino, ou j’vais m’en charger, j’te dis.

-          Fais pas ça, p’pa. Je te le conseille pas.

 

Le vieux avait vu la lueur dans le regard de son fils et il choisit judicieusement de ne pas la ramener. Il attendrait son heure, voilà tout. 

Adeline, elle, c’était pas son truc la boxe. En fait, elle la subissait plus qu’autre chose, pour faire plaisir à Gino. Encore un an ou deux et on devrait commencer à rentrer du blé, lui disait-il pour la rassurer. Mais franchement, c’était le cadet de ses soucis. Elle voyait surtout combien il en bavait pour en arriver là. Et la vérité, c’est que ça lui faisait mal de le voir endurer tout ça. C’était pas humain, c’était pas naturel de souffrir ainsi. Mais la boxe, ça n’avait rien de naturel.

C’est elle qui a voulu aller danser ce soir-là. A dix-neuf ans, c’était plutôt dans l’ordre des choses d’aller danser. Et bien qu’il se soit découvert un naturel jaloux, Gino était d’accord pour l’y accompagner. Il voulait qu’elle soit heureuse. C’était un truc important pour lui. Alors, il avait fait le mur en douce. Son vieux tenait une cuite de première, il ne serait pas debout avant dix heures demain matin.

 

En arrivant dans la boite, Gino prenait soin de bien s’exhiber sur la piste avec Adeline, pour que tous les machos à la petite semaine, gavés à la testostérone et à la vodka orange sachent que c’était SA copine. Ce que la suite des évènements n’est jamais arrivée à élucider, c’est si le mec du bar avait sciemment provoqué le gamin pour se mesurer à lui ou si c’était juste un crétin que le whisky et l’herbe avaient rendu inconscient. Adeline sirotait un Get 31 plein de glace quand le type s’est assis à côté d’elle et a commencé à lui faire du rentre-dedans. Gino s’est arraché de la banquette pour aller directement se planter en face de l’importun. C’était un portugais. Il s’appelait José, la trentaine bedonnante, cheveux de jais tirés en arrière, mâchoire carrée et carrure de brute épaisse. Dans la vie, il était casseur. Ses mains étaient d’immenses battoirs où subsistait toujours un relent de cambouis. A présent, Ils se tenaient face à face, les yeux dans les yeux, dans une attitude de défiance mutuelle. Gino pouvait sentir son haleine chargée. José avait reculé. Un pas en arrière, puis il s’était laissé tomber sur son tabouret avec une sorte de rictus ironique.

-          Alors c’est ça ton mec, a-t-il fait à Adeline, eh bien, tu m’déçois.

 

Et là, sans prévenir, José avait commis l’irréparable. Déjà, Gino était dans les starting-blocks. Son sang bouillait dans ses veines. Jaloux comme un tigre, c’était un volcan au bord de l’explosion. Ses yeux gonflés d’exaspération décourageaient toute velléité d’apaisement. José souriait, il se délectait. Ce gars-là aimait foutre la merde, c’était dans sa nature. Alors, il planta bien droit son regard sombre dans celui de Gino puis il prit la main d’Adeline et la guida sur son entrejambe.

-          Tâte ça ma chérie, vas y régale-toi, lâcha-t-il en appuyant bien chaque syllabe,  j’veux que tu saches ce que c’est qu’un homme, un vrai.

 

Le Championnat d’Europe de Gino et les rêves de gloire de son père s’arrêtèrent brutalement dans la fraction de seconde qui suivit, quand son formidable crochet fendit l’air pour aller pulvériser la tempe de José. Ce fut comme un réflexe fulgurant. Un réflexe conditionné depuis l’enfance, son arme ultime : son crochet de championnat d’Europe. Le gamin était bien campé sur ses cannes, tout le tronc accompagnant le mouvement dans une rotation appuyant la décharge. José s’attendait à prendre un coup de poing et voilà qu’il venait d’heurter un TGV de plein fouet. Subitement, ce fut comme si quelqu’un avait coupé net l’électricité à l’intérieur de son corps. Sa tête fit un quart de tour sur elle-même, entraînant le reste du corps dans une chute inexorable entre les tabourets du bar. Face contre terre, il gisait à présent inerte sur le sol, tout juste agité de violents et hideux soubresauts nerveux. Ses bras et surtout ses mains se tendaient en de brefs spasmes reprochés : les derniers signes de la vie. Gino resta là, pétrifié, jusqu’à l’arrivée des forces de l’ordre et du Samu. Les médecins firent leur possible, mais ils ne purent pas faire grand-chose d’autre que constater le décès. L’autopsie dirait ultérieurement que José était mort d’une hémorragie cérébrale consécutive au choc. Jugé six mois plus tard, Gino fit dix-huit mois de prison, mais fut interdit de boxe à vie sous les applaudissements de la fédération. Sa peine prit effet immédiatement et son père ne lui adressa plus la parole durant les cinq années qui suivirent. Durant tout le procès, il n’avait pas eu un seul regard pour son fils. Juste cette expression de dégoût qui lui déformait le visage et qui en disait plus long que n’importe quel mot. 

 

     Curieusement, à part dans les tous premiers temps, la boxe ne manqua pas à Gino. Si ce n’était l’absence d’Adeline, même l’enfermement ne lui parut pas si difficile aux vues de ce qu’il avait toujours connu. D’accord, ce n’était pas dans des conditions idéales, mais pour la première fois, il avait du temps à lui, rien qu’à lui. Quand il fut élargi, il épousa Adeline, rangea ses gants, ses trophées et son passé dans une boite et ce fut comme s’il fermait une porte en lui. Gino fut surpris de pouvoir tourner aussi facilement la page de tout ce qui avait empli sa vie depuis qu’il était enfant. Finalement, avec les années, il en vint à se demander s’il avait seulement aimé la boxe, un jour. Car depuis ce coup fatal, jamais, il ne regretta le championnat. Ce devait être la chance de sa vie. Mais cette vie-là, finalement, n’était pas la sienne. 

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