Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Laurent Ducastel Ecrivain
25 septembre 2017

LA PLUS BELLE FILLE QU'IL N'AIT JAMAIS EUE

C’était la plus belle fille qu’il n’ait jamais eue.

Franchement, Jeff n’en revenait pas d’avoir une fille pareille dans son lit. Cette fille, c’était un vrai miracle, un cadeau des dieux. Elle s’appelait Carole et c’était une de ces blondes incendiaires qui n’avait peur de rien. Pas le genre à avoir la migraine du soir au matin. Non, elle avait du feu plein les artères et Jeff adorait jouer au pompier. Plus les semaines passaient, plus elle le rendait dingue avec son corps de reine et ces envies incessantes d’en découdre partout où ils se trouvaient, que ce soit au lit, en bagnole ou encore dans les toilettes du supermarché. Jeff en arrivait à se demander comment il avait fait pour vivre sans elle. Il faut dire que sa vie jusqu’à maintenant, ce n’était que de longues et grises années où l’ennui succédait au désœuvrement, où l’ivresse forcenée masquait de plus en plus mal une blessure profonde qui l’accablait et anéantissait progressivement. Ce fardeau, ce boulet qu’il traînait depuis l’enfance, c’était cette foutue ressemblance presque trait pour trait avec son père. Or, Jeff et lui ne s’étaient jamais entendus.

L’adolescence avait mué cette indifférence sourde en un dégoût profond qui transformait chaque repas familial en une guerre larvée avec ses coups bas et ses phrases assassines. Plus les années passaient, plus il lui ressemblait et plus sa croix devenait lourde à porter. Car, comme un coup du sort, Jeff n’avait pas ce qu’on peut appeler communément un physique facile. Non, il n’avait rien d’un Adonis. Et pour tout dire, sa longue et fine silhouette filiforme toujours de noire vêtue, lui donnait un air inquiétant, Nosfératu de banlieue, qu’il cultivait un peu, faute de mieux. C’était le bon copain, toujours célibataire. Celui qu’on aime bien, mais dont, immanquablement, les filles se détournent. Seulement cette fois, il avait mis dans le mille. Oui, il avait tiré le bon numéro et n’était pas peu fier quand il déambulait en ville, sa blonde compagne pendue à son bras.

Tous les vendredis soir, il allait la chercher pour qu’ils passent le week-end ensemble. C’est que chaque fin de semaine depuis vingt ans, quel que soit le temps, la saison, les parents de Jeff mettaient les voiles pour la campagne où ils avaient une maison avec un jardin digne de ce nom. De fait, Carole débarquait et c’est la vie tout entière qui prenait une autre tournure. La maison familiale d’habitude sinistre tout au bout de sa petite impasse sombre, semblait se parer de couleurs, de joie de vivre même. D’abord, ils filaient au supermarché faire le plein d’alcool, car Jeff était un violent côté goulot. Puis, ils faisaient un crochet par la cité Gagarine pour faire provision de dope, car elle l’avait initié à la sniffette et il avait aimé ça. Elle n’en prenait que de temps à autre. Du moins, c’est ce qu’elle lui avait dit et comme elle n’avait pas l’air d’une épave, il lui avait fait confiance. D’ailleurs, Jeff n’avait aucune raison de douter d’elle.

Enfin pas jusqu’à ce dimanche matin de printemps où il l’avait surprise dans la salle de bain.

D’habitude, c’était un jeu entre eux. Il entrait en douce, comme par effraction, pendant qu’elle se lavait. Il adorait la voir dans son bain. Carole faisait mine de l’ignorer et continuait sa toilette. Puis, elle commençait à passer délicatement sa main entre ses cuisses et se caressait devant lui. Jeff, ça l’excitait à mort. Seulement ce jour-là, impatient dans le couloir, il était entré en trombe, prêt à bondir dans le bain. C’est alors qu’il l’avait trouvé sur le carrelage en train de se faire un fixe. S’il n’avait pas déjà été chargé à ce moment-là, il aurait sûrement pété les plombs sur-le-champ. Mais là, en voyant l’aiguille s’enfoncer dans la veine bleutée, il avait été terrassé. Ça lui rappelait quand son père l’avait, pour la première fois, trouvé ivre mort, titubant à la dérive dans la cuisine. Le vieux était devenu complètement à la masse. Sans ménagement, il l’avait d’abord éjecté dans la cour et là, il l’avait dérouillé avec ardeur avant de le passer tout habillé au jet glacé. Sa fierté avait volé en éclat, cependant que tous les voisins se pressaient aux fenêtres, alertés par ses cris et les jurons que lui hurlait le vieux. C’est à coup de pied qu’il l’avait poussé dans la cave où Jeff était resté bouclé deux jours durant. T’en sortiras quand tu seras moins con, avait dit son père et ces mots résonnaient encore aujourd’hui en lui comme le couperet de la guillotine sur la tête du condamné. Non, Jeff n’avait rien oublié et il ne voulait pas revivre cela même si cette fois, c’est lui qui était de l’autre coté du manche.

 

Ce jour-là, entre deux crises de larmes, il lui avait fait promettre de ne pas recommencer. Bien évidemment, ce ne fut qu’une promesse jetée aux vents. Et malgré tous ces efforts, il lui fallut bientôt admettre que Carole était accroc. Oui, cette fille avec son corps de rêve, sa princesse à lui, était une toxicomane pur jus. Il avait beau déployer le grand jeu pour la motiver à décrocher, cela restait lettre morte. Elle finissait toujours par remettre le couvert, dans son dos la plupart du temps. Un soir, il avait découvert qu’elle se tapait aussi un petit dealer du centre-ville. Il est vrai que ce genre de chien galeux ne dédaignait pas se payer sur la bête surtout quand, comme Carole, elle était pimpante et mettait du cœur à l’ouvrage. Pour Jeff, ce fut la goutte d’eau qui faisait déborder le vase. Il se saoula à fond et lui dit en face ses quatre vérités avant de la foutre dehors, elle et sa mort en intraveineuse.

 

Jeff fut mal pendant des mois. Il se traînait, buvait de plus belle. Mais rien n’y faisait. Carole vivait encore en lui, si fort, qu’il n’était rien sur cette terre qui put supplanter cette douleur. Il se jeta à corps perdu dans le boulot. Et, tant bien que mal, la vie finit par reprendre son cours. Jeff s’était encore amaigri durant cette période, mais il n’y prêta pas attention. Sa santé aussi s’était altérée. Il était sans arrêt mal foutu, pas bien. Il mettait ça sur le compte de la déprime et des cuites à répétitions. Lors d’un contrôle de la médecine du travail, le docteur l’enjoignit de faire des examens et Jeff s’exécuta sans les prendre vraiment au sérieux. Huit jours plus tard, il était convoqué d’urgence chez son médecin de famille :

-          Jeff, mon gars, avait dit le toubib après un silence embarrassé et pesant, il va te falloir du courage. Ce que j’ai à te dire n’est pas facile.

-          Bon dieu, allez-y ! Dites-moi ce qu’il m’arrive.

-          C’est ce fichu virus, Jeff. Tu l’as dans le sang.

 

Ce fut comme de prendre un uppercut en pleine gueule. Jeff était sonné sur sa chaise imitation Louis-Philippe. Il planait dans un état second avant de s’effondrer sur le ring.

-          Il faut croire en la médecine, avait ajouté d’un ton paternaliste le médecin.

 

Faire confiance à la médecine. Tu parles ! Il en avait de bonne celui-là, à croire qu’il avait fait l’école du rire ! Faire confiance à la médecine ! Garder l’espoir ! D’accord. Peut-être quand on veut atteindre la lueur au bout du tunnel, mais là… Ce n’était que des mots qui sonnaient étrangement creux. Des mots qui n’étaient pas pour lui. En sortant, Jeff avait erré en ville. Il était entré sans réfléchir vraiment dans une pharmacie. Son regard s’était attardé sur les boites de médicaments soigneusement rangés en piles multicolores. Après avoir hésité un moment, il n’avait finalement acheté qu’une petite seringue. Puis, il avait fait le tour des dealers de la ville et avait fini par tomber sur Carole. Elle lui avait souri comme au premier jour et dans sa poitrine, son cœur avait battu la chamade. Il n’y avait aucun doute : C’était vraiment la plus belle fille qu’il n'ait jamais eue.

 

Publicité
Publicité
Commentaires
L
Je ne sais pas pourquoi mais elle m'a fait penser à Marianne Faithfull.......... ce genre de récit me laisse un goût amer........
G
Je le connais(sais) celui là....Belle épitaphe! Bravo ami, une fois de plus! Et merci!
G
Ça sent le vécu, plus ta maëstria mon ami. BRAVO!
A
Salu JM, content de voir que tu apprécies ce vieux Buk. Ce type incarne un vraie vision de l'amérique. Mis à part les nouvelles, je ne saurais trop te conseiller de te jeter sur les mémoires d'un vieux dégueulasse ( qui valent mieux que le titre français ) ainsi que le postier, deux livres en prise direct sur la vie. <br /> A+ LOL
J
Un petit tour du coté de chez ducastel ;-), c'est toujour agréable et ça fait du bien. Bon c'est pour quand ce recueil de nouvelles que je courre l'acheter...<br /> Sinon ces derniers temps je découvre bukowski et je suis agréablement surpris.<br /> A +<br /> jm
Publicité