Retard
Le train s’était brusquement arrêté au milieu de nulle part. Immobile au milieu d’une dizaine d’autres voies. Bien que nous soyons encore tôt dans la matinée, il faisait une chaleur étouffante dans le wagon. Les commérages matinaux des secrétaires comptables qui jacassaient avec ferveur sur tout et rien, avaient très vite cessé, pour laisser s’exprimer leur impatience belliqueuse. Elles prenaient à parti les autres passagers qui s’enflammaient à leur tour. Pour ne pas être en reste, des costards cravates vociféraient leur agacement. Sans traîner, la colère des bureaucrates informaticiens grimpait en flèche. Menaçante, arrogante et stérile. Mais de qui se moque-t-on ? Disaient en substance, ces hordes de passagers, sûrs de leur bon droit, laissés à l’abandon comme des âmes en peine. Une bonne moitié de l’assistance tentait de combattre le désarroi naissant en regardant nerveusement leur montre toutes les huit secondes tandis que les minutes filaient irrémédiablement vers des paradis plus ponctuels. Je savais déjà que nous avions perdu toute chance d’être à l’heure ce matin. Je n’avais plus aucune illusion sur le sujet. J’allais encore devoir essuyer les jérémiades et remontrances des Pitt-bulls d’opérette en cravate qui nous dirigeaient, névrose en bandoulière, imbus jusqu’à la moelle de leurs putains de prérogatives. Je devrai subir leurs remarques assassines, la journée entière, sans broncher. Ce soir, je rentrerai avec les nerfs à fleur de peau et l’envie d’en finir rivée aux entrailles. J’ai eu, une seconde, la tentation de descendre et de marcher sur les voies vers un autre destin. Plus immédiat et moins rébarbatif. Mais, je n’en ai rien fait. Je suis resté raisonnable. Bouillonnant au bord du chaos intérieur, mais raisonnable.
Au loin, le périph’ était saturé et de la fenêtre, je pouvais voir à travers les vitres sales, les voitures collées les unes aux autres comme des petites fourmis hystériques. Les minutes s’écoulaient toujours lourdes et pesantes sans que nous ne bougions d’un iota. Mais même la colère s’épuisait dans la torpeur étouffante du wagon. Nous étions impuissants. Pris au piège de ce train immobile. Témoin et victime de la dérive banlieusarde.